mercredi 17 décembre 2014

glace


Les yeux fermés, je tentai de lutter contre la peur qui me paralysait, mes pensées fusaient dans tous les sens sans que mon corps ne puisse bouger d’un centimètre. Je ne pouvais qu’attendre, tétanisé par l’effroi, le dernier coup qui ne venait pas. Quand je me risquai à rouvrir un œil, je constatai effaré que la faux, ainsi que toute la matérialisation aqueuse se trouvait prisonnière sous la glace. Les yeux cristallisés de l’ondine me regardaient, le gel avait capturé son expression d’incrédulité, son étonnement, la présence dans mon esprit s’évapora.
De nouveau seul avec moi-même, une lueur d’espoir m’envahit, le combat s’achevait là.
C’était sans compter sur la ténacité de mon adversaire. Dans la brume environnante, l’élément ne manquait pas de ressources pour créer un autre corps, et cette fois, mon opposante se trouva être armée d’un simple fleuret qu’elle faisait danser dans ses mains, vraisemblablement habituée à manier un tel objet.
Sa première passe portée à l’épaule me déchira un bout de vêtement ; brandissant le bout d’étoffe au bout de sa lame, l’épéiste me regardait, un sourire provocateur sur ses lèvres d’opale. La seconde attaque visait ma poitrine, la femme se fendit de tout son long avec une vitesse et une grâce incroyable, néanmoins je parvins à bloquer l’épée avec mes dagues. Passant à l’offensive, je plongeai vers ma cible, évitant un coup porté avec une précision extrême entre mes deux yeux, malheureusement je fus obligé de battre en retraite quelques secondes plus tard sous la pluie de lames que faisait tomber mon ennemi.
Même en utilisant toutes les capacités de mon personnage, l’esprit maniait magnifiquement son outil et de mon côté mes armes me désavantageaient nettement par leur courte portée. Il ne me restait que mes chaînes, lesquelles faisaient gagner beaucoup d’amplitude à mes attaques mais les rendaient aussi très prévisibles et faciles à esquiver.
Dans la situation actuelle, des deux choix je choisis celui qui me donnait le plus de chance de victoire. Balayant de la main droite l’endroit où se tenait l’ondine, je lançai au même moment mon autre dague là où la femme devait se baisser. Pour une fois mes calculs furent justes, plutôt que de parer ma première attaque, l’ondine se baissa, là, ma lame la toucha en pleine tête. Le corps solide revint à son état d’origine, une flaque d’eau, seul le fleuret restait là, reposant sur l’herbe trempée. Sans attendre, un nouveau pantin se forma, muni lui aussi de la même arme que son prédécesseur. Je ne pouvais pas attendre plus ; piquant un sprint mémorable, je récupérai l’épée abandonnée et me retournai à temps pour bloquer un coup vertical. Même si la taille, la forme et le poids de mon arme changeaient, elle me paraissait plus maniable et plus pratique, surtout dans le cas présent.
Les parades s’enchaînaient, débutant en escrime, mes attaques restaient des plus basiques et mon ennemi les repoussait sans difficulté ; malgré tout je parvenais à lui tenir tête, même si la fatigue commençait à rendre mes mouvements plus lents et moins précis. La femme aquatique elle ne s’épuisait pas, ne ressentait pas la douleur et ne connaissait en cet instant aucune peur, convaincue qu’elle était de sa supériorité due à son rang d’élément. Ma résistance avait tout de même réussi à l’irriter, et voir un être inférieur tel que moi se rebiffer et résister si longtemps l’exaspérait au plus au point.

-Rends-toi donc petit homme, ne me force pas à aller plus loin et laisse-toi tuer maintenant !

En toute réponse je retournai à l’assaut avec toujours plus de rage, tentant vainement de lui infliger la moindre blessure, chose que je savais impossible. Chaque fois que ma détermination flanchait face à mes assauts inutiles, l’image de ma guerrière me revenait en tête et m’insufflait la force de continuer. Les minutes passèrent, interminables, enchaînement perpétuel de parade et de vaines attaques, l’expression de contentement que j’affichai à chaque contre réussi finit d’énerver l’épéiste :

-Puisque tu ne comprends pas où est ta place, je me vois dans l’obligation de te la rappeler. Tu vas enfin mourir.

Sur son ordre, les contours de mon fleuret oscillèrent et l’arme changea de forme ; des pics de glace poussèrent dans tous les sens et grandirent si vite que je ne pus les voir. Plusieurs de ces pieux pointaient dans ma direction, mon œil eut simplement le temps de les distinguer en train de foncer vers moi. Pour la seconde fois, le choc fatal ne m’atteignit jamais. Les pointes s’étaient changées en glace à quelques millimètres de ma peau, pour la seconde fois je m’en sortais au dernier moment… ce détail me donna alors une idée.
Et si ma capacité à geler s’activait à chaque fois que ma vie se trouvait menacée, comme un reflexe de survie automatique ? Cette idée valait le coup d’être essayée, d’autant plus que de nouveau armés de dague et dans un état de grande fatigue, cela constituait ma dernière chance de victoire.
En toute tentative finale, je lançai donc mon attaque suicide qui se résumait à courir droit vers mon ennemi sans même essayer de parer ou d’esquiver le moindre coup. Si cette botte ne fonctionnait pas alors c’en était fini de moi, la première attaque me tuerait très certainement avant même que je n’aie fait trois pas.
Heureusement, ma théorie loufoque s’avéra exacte, et au premier mouvement de l’ondine, son bras se figea en l’air et se durcit. Rassuré quant à ma survie, je poursuivis mon plan jusqu’au bout et tranchai dans le ventre aqueux de l’esprit. Les deux plaies tracées par mes lames se congelèrent et le froid se propagea ensuite à l’ensemble du corps, le transformant en statue.

-Ne crois pas t’en tirer comme ça, petit homme !

En effet, conformément à ses dires, trois nouvelles marionnettes se formèrent à partir de la brume environnante, ces trois nouveaux adversaires attaquèrent sans plus tarder, mais tout comme les précédents, ces agresseurs finirent à l’état de poupée gelée immobile.
L’élément essaya alors de changer de tactique en matérialisant directement des lances pour m’empaler, sans plus de succès.
Me sachant désormais intouchable, je contemplais calmement les derniers efforts et les dernières techniques que lançait l’esprit contre moi.
A chacune de ses créations, le brouillard diminuait, et bientôt disparut complètement, me rendant enfin mon champ de vision entier ; la matérialisation du ruisseau disparut, au milieu gisait Marie, évanouie. Je la serrai dans mes bras, sa respiration était saccadée mais au moins elle vivait, l‘épreuve était terminée, j‘avais gagné, grâce à elle, pour elle.
Gabriel, alerté par le bruit, s’était réveillé et me demanda ce qui venait de se passer.

-Une sorte de test d’entrée, ai-je répondu, et je l’ai réussi.

Ne comprenant pas de quoi je voulais parler, il n’insista pas plus et, après lui avoir assuré que tout allait bien, il retourna veiller Anna, toujours endormie dans l’herbe. Mon héroïne reprit vite conscience et chercha instinctivement l’ennemi qui l’avait attaquée :

-Ne t‘en fais pas, la calmai-je, elle est partie.

-Qui était-ce ? Un héros ?

-Non, pas vraiment, mais maintenant je devrais réussir à contrôler mon pouvoir.

Joignant le geste à la parole, j’appelai mentalement l’eau du ruisseau et, docilement, celle-ci vint
former une sphère dans ma main.

-Tu as gagné pour cette fois-ci petit homme, murmura la douce voix de l’eau dans ma tête, j’admets t’avoir sous-estimé, mais tâche de toujours être à ma hauteur, je ne me laisserai pas contrôler par un faible.

La présence s’atténua. Marie eut d’abord un mouvement de recul mais rapidement la curiosité l’emporta sur la peur, timidement, elle effleura la surface du globe.
Je tentai de former quelque chose de simple, tout d’abord un carré, puis une pyramide, au bout d’un certain temps, j’arrivai même à faire une étoile assez correcte, la tache était plutôt complexe et je ne saisissais pas encore tout. Les armes que je voulus faire ne donnèrent qu’une masse informe, rien de bien utile lors d’un combat, ce nouveau don requérait une grande concentration et ce simple exercice m‘exténua.
Le temps passa sans que je ne m’en rende compte, Anna fut surprise, en se réveillant, de voir des flots d’eau gravitant autour de moi, Le faucon se réveilla à son tour, à force de rester auprès de la blessé, il avait fini par s’assoupir de nouveau. S’il était surpris, il n’en laissait rien paraître. De nouveau sur pied et en pleine forme, Anna voulut reprendre la marche sans plus attendre, nous coupâmes donc par la forêt en évitant les sentiers, jusqu'à la Montagne.
Le repos nous avait fait du bien à tous et nous progressâmes rapidement. A la tombée de la nuit, nous étions arrivés au pied. Malgré la montée, la fatigue ne se fit pas ressentir et un petit vent frais nous rafraîchissait agréablement, Anna ne gardait aucune trace de l’attaque et avançait à bon rythme, comme à son habitude.
En peu de temps, l’obscurité nous entoura et il fut impossible de voir à un mètre devant. Blottis les uns contre les autres contre la paroi rocheuse, la nuit fut très longue. Cahoté par les bourrasques de vent qui me fouettaient au visage, je dormis à peine.
Quand enfin l’aube arriva, nous sortîmes de notre torpeur, comme des zombies, et repartîmes sur le sentier en trainant les pieds. Même Anna qui, jusqu'à présent n’avait pas montré un seul signe de fatigue, autant physique que morale, affichait de larges poches sous les yeux et bougonnait dès que nous disions quelque chose.
Les choses s’améliorèrent quand, vers midi, le sentier déboucha sur un grand plateau. Trop heureux, nous nous jetâmes dans l’herbe, roulant dans cette prairie verdoyante avec insouciance. Nous fumes tirés de nos rêveries par un claquement de langue désapprobateur ; d’un bond, chacun était dur pied, armes prêtes .Ellana, assise non loin, secouait la tête pour nous faire part de sa déception :

-Non mais, franchement, si j’avais voulu, j’aurais pu vous tuer sans que vous ne vous en rendiez compte. Au cas où vous ne l’auriez pas encore compris, nous sommes tous ennemis, mieux vaut donc rester sur ses gardes !

-Et que nous veux-tu, demanda Anna.

-Juste voir si vous alliez bien, mon maître aimerait que l’on s’affronte à la loyale, il m’a simplement envoyé pour voir comment vous vous débrouiller et d’après ce que je vois, ce n’est guère réjouissant. Sur ce, j’y retourne.

Avec une grâce féline, elle courut jusqu’au bord du plateau et entama sa descente avec une agilité décourageante.

-Pour qui elle se prend! s’insurgea mon héroïne.


D’un côté elle n’avait pas tort, le fait d’être surveillé comme cela était assez humiliant. Me reprenant, je me dirigeai vers le centre de la clairière. Il y avait un petit feu, un peu plus loin, des sacs étaient entassés et des petites couvertures, disposées à même le sol, formaient un cercle autour des flammes. Le problème était que ces affaires ne nous appartenaient pas, ce qui voulait dire que nous étions observés. J’allais alerter les autres lorsque une lame fusa droit vers moi ; à peine l’eus-je évitée en me jetant au sol qu’une deuxième se planta à quelques centimètres de mon bras.

jeudi 4 décembre 2014

eau

11



Sortant le cahier délabré de mon héroïne, j’entrepris patiemment les réparations, effaçant les taches et scotchant les déchirures. Un quart d’heure plus tard, le livre était raccommodé et Anna respirait de nouveau, mais elle resta malgré tout inconsciente. Je retournai auprès de mes deux héros qui attendaient quelques mètres plus loin et leur annonçai que tout allait bien.
La nouvelle fut accueillie par des soupirs de soulagement et, rassurés, nous organisâmes des tours de garde en attendant de repartir. Je devrais faire la sentinelle durant la première heure et Marie durant la deuxième, Gabriel fut exempt de la garde, il décida de rester au chevet de l‘héroïne endormie.
Le soleil déclinait lorsque je m’assis, près du ruisseau, afin de surveiller les environs, notre camp improvisé était malheureusement à découvert et n’importe qui passant par là pourrait nous repérer. Je pris une feuille blanche et créai un système de détection rudimentaire, un fil tendu tout autour de la clairière et des clochettes accrochées à intervalles réguliers, grâce à cela, je serais averti dès qu’une personne entrerait dans la zone. A ma gauche, la montagne me surplombait de toute sa hauteur, ses pics rocheux ne m’avaient jamais paru si près.


L’heure se passa tranquillement, aucune clochette ne retentit, personne en vue, lorsque Marie vint prendre la relève, je somnolais à moitié. Dans un silence embarrassé, elle s’assit à coté de moi, rouge pivoine.

-Je suis désolé, finit-elle par déclarer, je n’aurais pas dû, je suis désolée.

Comme réponse, je passai mon bras autour de ses épaules ; d’abord surprise, elle se colla ensuite timidement contre moi. N’étant pas très doué pour ce genre de déclaration, je répétai encore et encore ce que je souhaitais lui dire, imaginant chacune de ses réactions possibles, quand la formule me parut au point, j’inspirai profondément, mon cœur se serrait dans ma poitrine.

-Je t’aime.

Cela eut le résultat escompté. Enroulant à son tour ses bras autour de moi, elle posa sa tête contre mon épaule, il me sembla d’ailleurs sentir des larmes humidifier mon tee-shirt.
Nous demeurâmes un long moment ainsi, sans esquisser le moindre mouvement, de peur de rompre le charme, profitant de cet instant et souhaitant qu‘il dure toujours.
Je voulais à tout prix gagner ce combat afin de pouvoir vivre avec elle, qu’elle ne soit plus qu’un simple personnage imaginaire que je ne pourrais voir que dans ce monde truffé de combats. La simple idée de devoir m’éloigner d‘elle m‘était insupportable.
Ce fut avec cette certitude que je me levai doucement, une idée me trottait dans la tête depuis assez longtemps, si je voulais avoir une chance de gagner, il fallait que je sois plus fort. Comme je l’avais dit auparavant, il existe environ quatre styles de personnages : guerrier, archer, assassin, autre. Marie était une guerrière, Gabriel un « archer » des temps modernes, Anna rassemblait les caractéristiques d’un assassine, il me fallait donc faire partie des « autres ». Saisissant mon cahier, je notai mon idée, à partir de maintenant, j’étais un combattant possédant la capacité de manipuler à ma guise l’eau et la glace. Cette spécificité me conférait un avantage certain ; je rajoutai quelques défauts à ce talent, histoire de paraître plus réaliste, en aucun cas je ne pourrais créer de l’eau, je devrais donc utiliser celle à ma portée. 
Il me serait aussi impossible de faire avec plus que ce que je n’ai, en gros, une bouteille d’eau ne me permettra pas de matérialiser un bastion de glace, je serais limité par la quantité d’eau à ma portée.
Toutes ces règles étaient certes assez contraignantes mais elles me procuraient aussi un réalisme que certains auteurs ne savent créer, beaucoup dans ce monde imaginaient des personnages sans défauts, or la perfection n’existe pas, même dans un livre.
 Quand ma source d’inspiration sur ce nouveau don se tarit, je revins près de Marie et essayai de lui montrer ma nouveauté. Les premiers essais furent catastrophiques et je ne parvins même pas à attirer l’eau du ruisseau dans mes mains, la manière d’agir m’était inconnue et je ne voyais vraiment pas comment faire, j’avais oublié de préciser cela dans mon cahier. Marie me contemplait avec curiosité, son regard brillait d’une flamme nouvelle, rien qu’en la regardant j’en étais persuadé, elle m’aimait.
Lors d’un nouvel essai, une sensation nouvelle m’envahit, là où avant j’entendais le ronronnement du ruisseau résonner, maintenant comme un murmure à peine audible, j’essayais de comprendre ses paroles mais malheureusement j’échouai, je tentai alors une autre approche, formant mentalement une question, je l’envoyai vers le murmure, la réponse ne tarda pas à me parvenir. Une voix claire et riante retentit dans mon crâne :

-Tiens ? C’est la première fois que quelqu’un me comprend. Que veux-tu, petit homme ?

Jamais auparavant je n’aurais cru qu’un ruisseau pouvait parler, comme si elle sentit mon étonnement, la voix rétorqua :

-Bien sûr que je sais parler, n’importe quelle chose possède la parole, même un minéral s’exprime, c’est seulement que vous les Hommes n’êtes pas aptes à nous entendre, tu es jusqu’ici le premier à en être capable, je te félicite. Trêve de bavardage, que veux-tu au juste ?

Le timbre de la voix avait changé, étant devenu glacial, dur ; il ne fallait cependant pas se laisser déstabiliser ; choisissant moi aussi un ton ferme, j’ordonnai :

-Obéis-moi !

Sans doute y étais-je allé un peu fort, j‘avais été trop présomptueux. Devant moi, le cours d’eau se mit à bouillonner, un énorme flot se forma et me happa violemment. Je fus projeté une dizaine de mètres plus loin avant de l’avoir réalisé. Marie avait bondi, toutes armes dehors, cherchant un point faible à cette masse aqueuse.

-Mauvaise réponse ! Tonna la voix. Alors, qui doit obéir à qui ? Apprends, misérable que rien ne peut arrêter les flots et que personne, je dis bien personne, ne peut m’entraver !

Sur ce, comme pour prouver ses affirmations, je fus encore une fois envoyé dans les décors sans pouvoir me défendre. Mon héroïne, affolée, hasarda un coup de cimeterre qui ne fit que traverser l’eau sans provoquer le moindre dégât à cette colonne aquatique d’une quinzaine de mètres. Considérant sa nouvelle adversaire avec dédain, « l’esprit » de l’eau l’engloutit en son sein, et la regardait s’asphyxier sans rien faire.

-Pauvre petit, crois-tu vraiment que l’Homme peut dominer les éléments ? Nous nous laissons faire car nous le voulons bien ! ô combien il serait facile de nous rebeller ! Une tornade, un raz de marée, un tremblement de terre, nous possédons mille et une manières de vous exterminer !

Si je ne faisais rien, Marie allait mourir, sans réfléchir je hurlai mentalement :

- Relâche-la ! Elle n’a rien à voir !

-Me menacerais-tu, insignifiant petit être ?

-Tu m’obéiras, que tu le veuilles ou non !

-C’est ce qu’on verra, railla-t-elle.

Je concentrai toute ma rage sur elle, une énergie nouvelle battait en moi, je la sentais couler dans mes veines, je sauverai Marie à tout prix. La présence dans ma tête parut se troubler, en quelques secondes, son air supérieur disparut, le bras d’eau commença soudain à geler, rapidement, toute la masse ressembla à un immense iceberg. 

-Tu contrôles donc aussi la glace, intéressant ! Mais si tu penses que cela suffit à me faire plier, tu te trompes lourdement. Il ne faut pas réveiller l’eau qui dort.
Ces paroles prirent toute leur importance lorsque la rivière s’anima de nouveau, un gigantesque bras liquide s’abattit sur le sol, des doigts titanesques grattaient inlassablement l’herbe à la recherche d’une prise à partir de laquelle s’aider. Après des essais infructueux, le membre aqueux explosa littéralement en centaines de milliers de gouttes d’eau qui flottèrent tout autour de nous, formant une épaisse brume.

-Emmanuel !

La voix de Marie me parvenait atténuée, presque comme un murmure au loin, pourtant l’héroïne n’était retombée qu’à quelques mètres de moi. La purée de pois, qui s’épaississait de plus en plus, m’empêchait de voir à plus de deux mètres :

-Et maintenant que peux-tu me faire ?

L’esprit de l’eau résonnait dans mon crane, son ton narquois ne faisait qu’augmenter ma frustration de ne rien pouvoir faire. Ma colère ne lui échappa pas et elle se fit un plaisir de me narguer davantage :

- Montre-toi si tu te crois si forte ! Hurlai-je à plein poumons.

L’air vibra, une note aiguë se propagea dans le brouillard, il me fallut un instant pour comprendre qu’il s’agissait d’un rire. Cependant l’élément accéda à ma requête, mon champ de vision s’élargit agréablement, ce qui me permit même de distinguer la forme allongée de mon personnage, mais quelque chose d‘autre occupait mon attention, devant moi, les gouttes s’étaient rassemblées en un amas informe.
Les contours d’une personne se dessinèrent à l’intérieur de ce bloc, le liquide se cristallisait pour créer les prémices d’un organisme humain, aucun son ne troublait cette scène fabuleuse, rien en dehors de cette création ne semblait avoir d’importance.
Deux longues jambes se posèrent sur l’herbe humide, les pieds, minuscules, frémirent au contact de la végétation tandis que se formait le reste du corps ; lorsqu’il fut achevé, il était nu, offrant à ma vue une poitrine galbée, des fesses rondes et un sexe féminin. Elle était belle, son physique ne présentait aucun défaut, pourtant l’attrait pour son corps dévêtu disparut dès que mon regard se posa sur son visage. Sa bouche, ses traits, son menton, tout cela me rappelait Marie, et à bien y réfléchir, la matérialisation tout entière n’était qu’un clone approximatif de l’héroïne, pourtant un détail différenciait la copie de l‘original. Les yeux de l’ondine ne ressemblaient en aucun cas à ceux de ma guerrière, il s’agissait seulement de deux sphères d’eau, des pupilles turquoise en perpétuel mouvement, ses deux saphirs offraient à ce faciès toute sa magnificence. La transformation se poursuivit, une longue chevelure bleutée s’attacha en une queue de cheval, les seins se couvrirent, un poncho bleu marine enveloppa son buste, une robe courte de la même couleur s’enroula autour de ses hanches jusqu’à ses genoux. Ses habits laissaient ses bras et ses jambes découvertes, sa peau d’une pâleur bleutée contrastait avec ses vêtements sombres.

-Es-tu satisfait de cette forme ?

Son ton était dénué de toute moquerie, maintenant mon adversaire se battait sérieusement.




A mains nues, l’ondine s’avança, sans prendre la peine de se mettre en garde, simplement en s’approchant pas à pas. N’importe qui aurait vu venir le piège et se serait méfié, cependant, à cet instant, toute ma colère et ma frustration trouvèrent en cette étrange créature le défouloir idéal.
Je couvris la distance qui me séparait de l’être liquide en deux enjambées, à son niveau, dagues en mains face à un ennemi désarmé et sans défense, n’importe lequel de mes gestes me menait à la victoire. La seul particularité qui perturba mon raisonnement fut que le dit ennemi se trouvait être formé d’eau, et qu’évidemment, en toute logique, les attaques normales ne lui faisaient aucun effet.
Ma réflexion se vérifia lorsque mes lames se plantèrent dans le fluide figé et ne purent plus s’en réchapper, l’eau absorbait mes armes à la manière de sables mouvants, impossible de les sortir de cette matière désormais visqueuse et dont le bruit de succion me soulevait le cœur. Doucement, alors que mes poignets s’enfonçaient à leur tour dans le gouffre qui continuait de m’aspirer, l’esprit incarné leva sa main et la posa délicatement contre ma joue. Le contact froid de cet ersatz de peau me surprit, mais ce qui m’étonna plus encore fut le timbre de sa voix qui résonna dans mon esprit :

-Tu ne peux rien contre moi, car tu ne peux rien faire contre les éléments.

Son ton, calme et tendre, me fit un moment douter quant aux raisons qui m’avaient poussé à la combattre.

-Ton courage t’honore, et rien que pour cette raison je souhaiterai t’aider…

Mon cœur s’emballa à l’idée que peut-être mon objectif serait atteint !

-…Mais tu m’as provoqué, et cela mérite la mort.

La phrase avait claqué d’un coup sec dans ma tête, au même moment son autre bras se changea en faux dont la lame mortelle se dirigea tout droit vers ma gorge. Paralysé, à mon tour désarmé, je ne pouvais que regarder venir cette attaque qui sans aucun doute m’enverrait vers la tombe. Mais malgré cette situation désespérée, malgré ma position pour le moins défavorable, je ne pouvais pas abandonner :

-Emmanuel !

Oui, pour elle je ne pouvais baisser les bras ! Afin qu’elle devienne réelle, je ne pouvais mourir maintenant, perdre après m’être juré de réussir ! Je devais vivre !




dimanche 30 novembre 2014

un jeu grandeur nature

Je déglutis difficilement en entendant la nouvelle ; si je réussissais, je pourrais voir Marie, Anna et Gabriel en chair et en os. Avant d’avoir eu le temps de me ressaisir, le mur devint de plus en plus transparent, émettant un petit sifflement qui s’amplifiait petit à petit. La foule jusque là immobile se mit soudain en mouvement, s‘aplatissant contre la paroi et se ruant dehors à sa disparition totale. Quand à mon tour je sortis, devant moi s’étendait une plaine herbeuse baignée de soleil, de petites fleurs ajoutaient une touche de couleur à ce paysage déjà magnifique. Quelques buissons de baies poussaient par ci par là, on pouvait apercevoir au loin l’orée d’un immense bois. La plupart n’y firent pas attention et piétinèrent ce paradis naturel sans le moindre remords.
Je fus sorti de ma contemplation par Anna qui me tirait par la manche de mon tee-shirt en pointant du doigt un sommet rocheux qui s’élevait largement au-dessus des arbres et continuait pour se perdre dans les nuages grisâtres qui recouvraient le ciel.

-Faut se dépêcher ! On ne sera pas les premiers à cette allure !

Opinant en silence, nous nous élançâmes à notre tour en direction de ce majestueux pic, l’assassine en tête, Marie derrière elle, moi, et enfin Le Faucon qui fermait la marche. Nous traversâmes la plaine rapidement pour ensuite déboucher sur une grande forêt. On entendait, venant des cimes des arbres, des chants d’oiseaux de toutes sortes.
Sans nous soucier du paysage, nous continuâmes de courir pendant plusieurs heures ; lorsque nous fîmes une pause, j’étais épuisé, mes jambes tremblaient et mon cœur battait douloureusement dans ma poitrine, la lumière commençait à baisser et il ne tarderait pas à faire nuit. Si nous voulions arriver les premiers à notre objectif, marcher de nuit serait la meilleure solution mais je ne sentais pas vraiment prêt pour un nouveau marathon. A côté, mes héros étaient dans le même état que moi, seule Anna semblait en forme, prêté à repartir.

-Allez, nous motiva-t-elle, il faut y aller.

-Je suis crevé, soufflai-je.

-On ne va pas passer la nuit là quand même, allez debout, je veux bien ralentir le rythme mais pas question de s’arrêter.

Sur cette injonction, nous nous remîmes en marche, soufflant comme des animaux et gémissant à chaque mouvement. Notre guide décréta un arrêt à l’aurore. N’ayant pas besoin qu’elle nous le dise deux fois, chacun se trouva un petit coin pour se reposer ; Anna n’était toujours pas fatiguée et préféra monter la garde. Du coin de l’œil, je regardais Marie, celle-ci s’était allongée contre une énorme racine et dormait déjà.
A mon réveil, le soleil brillait et, vu sa position, j’estimai qu’il devait être moins de midi ; mes membres étaient engourdis par le sommeil et transis par la fraîcheur de la matinée.
Sans même prendre un petit déjeuner, Anna reprit la direction de la montagne. Vu la distance qui nous séparait d’elle, nous y serions avant la fin de la journée, du moins je l’espérais. Revigorés par ce maigre repos et malgré nos estomacs qui grondaient, la marche se fit à bon rythme et quand nous nous arrêtâmes, vers midi, les contours du massif se dessinaient plus précisément.
Mourant de faim, nous dénichâmes rapidement un petit buisson plein de mûres, même si cela ne suffit pas à combler la faim qui nous tiraillait. Mais manger nous fit le plus grand bien.
Je tentai maladroitement de créer un repas plus consistant mais tout ce que j’obtins fut une purée marron peu appétissante. Ayant le ventre quasiment vide, nous ne jouâmes pas les difficiles et avalâmes, sans grand plaisir, ma création. L’aspect n’était peut être pas génial mais le goût en revanche faisait penser à de la viande bouillie avec un arrière-goût de pomme de terre. Enfin, lorsque chacun eut fini les assiettes de fortune que j’avais écrites, Anna nous força à repartir et ne laissa aucun membre du groupe protester. Etonnamment, il n’y eut aucune attaque, nous, qui pensions croiser des ennemis, fûmes rassurés en pensant qu’ils n’étaient pas encore arrivés jusqu’ici.



Tout comme l’après midi précédent, nous marchâmes sans cesse. Moi qui pensais atteindre le pied de la montagne dans la journée fus déçu. Face à nous ronronnait un fleuve aux eaux turquoise ; étant trop profond et trop rapide pour être traversé à la nage, nous le longeâmes longuement avant de trouver un endroit où le courant était moins fort.
Mes jambes encore couvertes de sueur accueillirent la froideur de l’eau avec joie, le reste de mon corps aussi d’ailleurs. 
Une fois le fleuve traversé, nous nous reposâmes en faisant sécher nos affaires ; Gabriel et moi n’avions aucun problème de pudeur et deux maillots de bain. Les filles en revanche refusaient d’être à moitié nues au milieu de la nature, je finis par me plier à leurs caprices et leur dessinai deux confortables peignoirs dont elles se vêtirent immédiatement. Franchement, quel mal y a-t-il à porter un maillot de bain ? De plus c’est bien moins contraignant à créer. 
L’attitude de Marie ne changea pas des masses ; mis à part qu’elle réussissait maintenant à me regarder sans rougir, ses paroles restaient rares et son visage était fermé. Nos vêtements séchèrent malheureusement vite avec ce grand soleil et, rapidement, nous recommençâmes à marcher, Anna toujours devant. Qu’avais-je mis dans son portrait qui l’avait rendue si endurante ? Alors que je me posais cette question, nous débouchâmes sur une large clairière balayée par une brise rafraîchissant. En son centre se trouvait un jeu d’échecs en marbre ainsi que deux chaises. Approchant prudemment, nous arrivâmes près du plateau ; pas besoin d’être bien malin pour sentir le piège. Observant la table, je saisis une des pièces et la regardai attentivement.

-Je ne sais pas qui a fait ça, déclarai-je en reposant le roi blanc à sa place, mais nous devrions partir avant de nous faire attaquer.

N’entendant aucune réaction de mes héros, je me retournai et découvris, effaré, qu’ils avaient disparu.

-Anna ! Gabriel ! Marie !

-Inutile de crier, ils ne t’entendront pas.

La personne ayant prononcé cette phrase était assise dans un des sièges et me toisait d’un regard mauvais.

-Ils ne reviendront que si tu gagnes la partie !

-Mais je n’ai aucune envie de jouer, m'énervai-je.

-Trop tard, cela a commencé dès que tu as touché la pièce. Maintenant assieds- toi et joue !

N’ayant pas le choix, je pris place, face à lui.

-Tu connais, je suppose, les règles des échecs. Cette partie sera un peu différente, chaque pièce sera un escadron humain, tu comprendras vite ce que cela implique. Ton héros masculin est la Tour en H1, la fille aux cheveux courts, ton fou F1 et la dernière est la reine, tu es bien évidemment le Roi. Bien, il est temps de commencer, les blancs démarrent.

Aucun doute, ce type était sérieux, le combat se déroulera en une partie grandeur nature.

-Pion D2 en D4, annonçai-je sobrement.

Soudain la terre trembla, la clairière disparut, remplacée par une forêt dense dans laquelle évoluait un groupe d’hommes armés. Sans montrer de signe d’étonnement, l’autre bougea à son tour.

-Cavalier B8 en C6

Une nouvelle fois, le décor changea, une troupe d’hommes montés arpentait une grande plaine sous un soleil de plomb.

-Pion C2 en C3

-Cavalier G8 en F6

-Pion F2 en F3

-Pion G7 en G6

-Pion H2 en H4

-Fou F8 en H6

Les paysages défilaient les uns après les autres, d’abord une plaine sillonnée par l’infanterie, puis un marécage où les cavaliers, descendus de leurs montures, tiraient par la bride les animaux qui refusaient d’avancer. Enfin, au dernier coup, apparut une horde de guerriers enragés, courant en hurlant à travers un camp en feu, voilà donc ce qui nous servait de fou. Au milieu des tentes embrasées, j’apercevais une femme faisant face à un assaillant, un cahier dans les mains.

-Mais c’est un auteur !

-C’est exact, nos pièces sont ce qu’il y a de plus réel et elles évoluent ici même. La preuve, regarde là-bas, rajoutait-il en pointant une colonne de fumée à l’horizon, mon fou est là-bas, la fumée que tu vois vient du camp qui brûle. Les auteurs se trouvant sur le chemin de nos pièces seront attaqués, cependant il est possible que ta pièce se fasse battre par cet adversaire improvisé.

Cet homme me plaisait de moins en moins, il ne m’annonçait cela que maintenant, je risquais d’attaquer des auteurs par hasard.

-Pion G2 en G4

La téléportation nous emmena au milieu d’un désert aride, des soldats, accablés par la chaleur, peinaient à mettre un pied devant l’autre.

-Tu es inattentif, lâcha mon opposant, mon fou H6 prend le tien en C1 !

Sur l’échiquier, ma pièce disparaissait, laissant place à la sienne. Le combat entre les deux tribus de fou était des plus sanglants. N’éprouvant aucune peur, les deux camps chargeaient sans réfléchir, armes levées en poussant des hurlements barbares. Au final, seuls les siens restèrent debout, victorieux. La plaine alentour était jonchée de cadavres encore chauds, l’herbe souillée de sang offrait une scène des plus lugubres.

-Roi D1 prend le Fou en C1

Tout d’un coup, la bataille devint réelle, je n’étais plus assis mais debout et encerclé par les fous ennemis. D’abord étonnés, ceux-ci ne tardèrent pas à attaquer, à environ vingt contre un, mes chances de fuite étaient nulles. Evitant un premier coup d’un pas de côté, je contrattaquais immédiatement, mon poing cueillit le barbare juste sous le menton. Mais le barbare mesurait presque deux mètres et pesait facilement cent kilos, si bien que l’uppercut ne suffit pas. Je l’attrapai par les cheveux, bondis et lui écrasai la tête contre mon genou.
Se fichant complètement de son compagnon, un nouvel ennemi brandit dans ma direction son énorme hache. Il l’abattit cependant dans le vide, déjà j’étais sur lui et mes armes fraîchement matérialisées lui ouvraient le ventre. Les deux suivants finirent également à terre, le premier avec un bras cassé dû à une clé de bras plutôt musclée, l’autre se tenant les bijoux de famille en gémissant. Ainsi, un par un, mes ennemis terminèrent leur combat face contre terre, conscients ou pas. Le jeu d’échecs réapparut non loin, en attendant mon retour, l’homme griffonnait quelque chose sur une feuille.

-Que faites-vous, criai-je avant de le rejoindre.

- Rien du tout, des petites modifications qui, tu le verras, sont très utiles, en tout cas pour moi.

Sans demander plus d’explication, je me rassis, essoufflé ; il me fallait jouer le moins possible avec le Roi. Mine de rien, un fou avait réussi à m’atteindre, ma jambe me lançait douloureusement là où son épée avait ouvert un sillon peu profond mais tout de même assez étendu. Mon opposant, dont je ne connaissais pas le nom, reprit la partie comme si de rien ne s’était passé.

-Pion D7 en D6

-Cavalier B1 en D2

-Pion E7 en E5

-Reine E1 en F2

Les vues continuaient de défiler mais je n’y faisais aucunement attention ; rester concentré avec une blessure était déjà en soi une gêne.
Cependant la vision de Marie, galopant dans le sable sec du désert, un tissu maintenant ses cheveux en chignon, m’absorba. Il émanait d’elle une aura féroce que je ne lui connaissais pas. Une mini armée la suivait, composée majoritairement de femmes guerrières ; tous semblaient souffrir de cette chaleur sèche qui les accablait. Tandis que je finissais mon tour, une de mes pièces, Pion H4, disparut.

-Qu’est ce que… Pourquoi est-elle morte ?

-Je crois que ta pièce est morte de soif au milieu du désert, d’ailleurs ton pion G4, F3, ta reine F2 et ton fou F1 ne devraient pas tarder à subir le même sort.

-Comment est-ce possible ! Me lamentai-je. Et comment suis-je censé les aider !

-C’est simple, comme moi tu leur écris une oasis, un camp avec des rations d’eau et de nourriture, ou quelque chose comme ça. Tu peux agir en temps réel sur le jeu. Pion H7 en H5

-Fou F1 en H3, grommelai-je. Si vous avez d’autres règles cachées, dites-les dès maintenant !

Répondant par un petit rire sec, il continua, visiblement rien ne semblait le gêner dans le fait de révéler une règle en milieu de partie. Mais, cependant, la possibilité d’influer ainsi sur le jeu m’offrait de nombreuses ouvertures. Malgré ma jambe qui me lançait toujours, je n’oubliai pas le plus urgent, créant pour mes pièces en difficulté un certain nombre de ressources qui leur éviterait une mort certaine.

-Reine E8 en E6

-Cavalier D2 en C4

-Pion B7 en B5

-Pion B2 en B3

-Fou C8 en A6

Malgré son flagrant manque de fair-play, il fallait reconnaître qu’il était très fort, il contrait chacun de mes coups et amenait la partie dans une impasse où le premier qui jouerait se trouverait fortement défavorisé par la suite. Le moment était venu pour moi d’appliquer mon idée.

-Reine F2 en E3

-Tour H8 en H6

Tout allait se jouer en fonction de ce coup, si tout se passait comme je le voulais, la partie tournerait en ma faveur.

-Pion D4 prend le Pion E5

Mon adversaire marqua un temps de surprise mais se reprit rapidement et joua avec un grand sourire sadique.

-Pion D6 prend Pion E5

-Cavalier C4 prend le Pion E5

-Cavalier C6 prend Cavalier E5

-Pion G4 prend Pion H5

Deuxième surprise de la part de celui qui, jusque là, restait quasi impassible. Autour de nous les morts s’entassaient, cavalier comme infanterie, dans un carnage sans nom.

-Euh…je… Pion G6 prend Pion H5

Dégotant quelques lignes libres sur une feuille de brouillon, j’écrivis à toute vitesse :
« Une épidémie, qu’ils attrapèrent en traversant les marécages, affaiblit considérablement les Fous blancs », avant de jouer mon coup

-Fou H3 prend la Reine E5

-Bien joué, cracha mon interlocuteur en se mordant la lèvre. Pion F7 prend le Fou E6

-La Reine E3 prend le cavalier en E5

-Pion H5 en H4

Alors qu’il finissait son tour, un de ses Pions disparut.

-Que se passe-t-il, rugit-il en bondissant de sa chaise, qu’as-tu fait ?

Les rôles étaient enfin inversés.

-Rien, répondis-je calmement, mon fou était atteint d’une maladie mortelle et contagieuse attrapée dans les marécages. Une chance pour moi, ton pion l’attrapa également durant l’affrontement. Au fait, ma Tour H1 prend le Pion H5.

Ne décolérant pas, il se rassit et prit ma tour H5 avec sa Tour H6.

-Ma Reine prend le Cavalier F6, échec au Roi.

Autour de l’homme se matérialisèrent trois femmes en armures qui pointèrent leurs armes vers lui.

-Roi D8 en C8

Les guerrières disparurent.

-Reine prend le Fou en A6, échec au Roi

De nouveau le cortège revint, plus près de leur cible cette fois. Nouvel accès de fureur, mieux contrôlé cette fois. Autour de nous, je voyais Marie qui volait de victoire en victoire, son armée battant l’infanterie la plus faible jusqu’aux cavaliers les mieux organisés.

-Roi C8 en D8

-Reine A6 en C6

-Tour A8 en C8

-Pion A2 en A4

-Pion B5 prend Pion A4

-Tour A1 prend Pion A4

-Pion A7 en A5

-Pion B3 en B4

Mon opposant était désormais bien calé sur sa chaise, son regard bougeait sans cesse d’une pièce à une autre tandis que la sueur perlait de son front. Ainsi stressé, j’espérais qu’il fasse dès erreurs qui me concéderaient la victoire.

-Pion A5 prend Pion B4

-Tour A4 prend Pion B8

-Tour B4 en E4

-Roi D8 en C8

Enfin il avait fait l’erreur tant attendue ! Il s’en rendit heureusement compte trop tard et ne put annuler le mouvement.

-Tour E4 en E8, échec et mat !

Les trois guerrières réapparurent et se jetèrent sur mon adversaire en hurlant. Le jeu d’échecs disparut, les décors cessèrent de changer et j’apercevais, un peu en retrait, mes héros. Marie et Gabriel semblaient sain et saufs, mais Anna, morte dans la partie, reposait dans l’herbe, froide, sans vie.

-Que s’est-il passé ? demanda Gabriel, nous étions près du plateau puis plus rien.

-C’est compliqué, expliquai-je, l’important est de ressusciter Anna, vu son état cela risquait de prendre un certain temps, de toute manière le fait de la soigner nous coûtera deux heures d’immobilisation.

Derrière, le cadavre de l‘auteur commençait à disparaître dans un petit nuage de fumée.



mercredi 19 novembre 2014

calme avant la tempete

10


La veille de l’affrontement final, les serveurs nous distribuèrent à tous du règlement que nous nous empressâmes de lire :

« Avis à tous les participants, Le concours débutera demain à 12h pile et finira lorsque qu’il ne restera plus qu’un participant. Chaque joueur éliminé devra sortir de la zone en brandissant un drapeau blanc afin de montrer aux autres joueurs que vous n’êtes plus en course. Il est cependant autorisé, si vous perdrez un héros ou s’il est blessé, de le soigner, vous devrez dans ce cas rester à votre emplacement durant deux heures avant de reprendre part au combat. Pendant ce laps de temps vous pourrez bien sûr être attaqués. Il vous est bien sûr possible d’attaquer directement les auteurs afin de les mettre hors jeu, toute alliance est possible, souvenez-vous cependant qu’il n’y aura qu’un gagnant. La possibilité d’abandonner est évidemment possible, vous devrez alors sortir de la zone de combat. »



Il y avait au verso de la feuille un plan assez détaillé de l’arène dans laquelle nous devrons nous battre. Je tressaillis en découvrant que, non seulement elle regroupait tous les types de terrains naturels possibles : mers, déserts, forêts denses, glaciers, montagnes rocheuses, plaines, hauts plateaux, vallées, plages, mais aussi car elle était, comme vous l’aurez sans doute compris, immense !
D’après l’échelle de grandeur, elle s’étendait sur un rectangle d’environ 200km de longueur et presque le double en largeur, certes nous étions des centaines, même des milliers désormais car il en arrivait chaque jour des nouveaux, mais tout de même. Vu la composition de mon groupe, certains terrains comme les montagnes étaient assez avantageux, à condition d’être celui qui tire et non l’inverse.
Des questions plein la tête, nous partîmes manger. Là, après avoir fini nos assiettes, nous choisîmes à l’unanimité de nous diriger dès le début du combat vers la montagne. D’autres auteurs décideraient aussi de prendre cette direction, il ne fallait donc pas traîner afin d’arriver en premier.
Aucun duel ne se fit pendant le reste de la journée, personne ne se souciait plus du classement et ne se concentrait plus que sur la tactique à adopter le lendemain. Même le soir, les tables du salon ne se désemplissaient pas.
Inconsciemment, j’avais adopté le rythme de ce monde et dès que les derniers rayons du jour disparurent derrière les titanesques murs de pierre, je partis me coucher. Une interrogation restait, où se déroulerait la guerre ? Certainement hors de l’enceinte du bâtiment, cela serait la première fois que je verrai ce qui se trouve après ces murs immenses. La question s’en alla lorsque le sommeil m’emporta.
.Alors que je dormais profondément, rêvant que je gagnais la bataille, une main me secoua doucement, me sortant finalement de mon sommeil. Marie ne dormait pas, debout près de moi, elle me secoua de plus en plus fort :

-Quoi, grognai-je, qu’est ce qu’il y a ?

-J’ai peur.

-Tain…Tu ne peux pas avoir peur la journée ?

-J’ai peur pour demain !

-Ha. T’en fais pas, on va gagner. Maintenant dors !

Même si je ne les pensais pas vraiment, j’espérais qu’elles la rassureraient un peu.

-Mais si tu perds, on disparaît tous, glapit-elle.

-Raison de plus pour ne pas perdre, et puis tu l’as bien vu, il est possible d’abandonner. Maintenant dors, on verra ça demain !

Je me retournai dans mon fauteuil, mettant ainsi fin à toute discussion, cherchant de nouveau à m’endormir, j’entendis mon héroïne sangloter ; peut-être était-elle un peu trop sentimentale.
Je me levai, titubai jusqu’au lit, enjambai Anna endormie et me couchai près de Marie. Celle-ci se pelotonna immédiatement contre moi et enfouit sa tête dans ma poitrine. Je caressais délicatement ses cheveux, tentais d‘estomper sa tristesse et de calmer ses sanglots en prononçant des paroles réconfortantes.
Mon esprit étant engourdi par le sommeil, mes souvenirs concernant ce qui allait se passer sont assez embrouillés, je ne garantis donc pas la véracité de mes prochaines phrases.
Il me sembla pourtant que Marie finit par s’apaiser. Relevant la tête vers moi elle s’approcha, je distinguai, à la lumière blafarde de la lune, les sillons humides laissés par ses larmes. Ses beaux yeux dorés étaient plantés dans les miens, ses lèvres touchèrent les miennes, il me sembla qu’elle enroulait ses bras autour de moi et nous nous embrassâmes un long moment.
Je passais mes doigts dans sa chevelure, prenais sa tête dans mes mains, la serrais contre moi, recherchais ses lèvres, et les embrassais avec passion.
Quand notre étreinte se termina, elle ne pleurait plus, sur son visage, une expression de calme remplaçait désormais le chagrin. Après avoir déposé un dernier baiser sur mon front, nous nous couchâmes, et elle se blottit dans mes bras et s‘endormit. Je restai encore un moment à la regarder avant de sombrer à mon tour dans un sommeil troublé.
Je fus encore une fois le dernier à me réveiller. Seul dans la chambre, je m’habillai et me lavai en vitesse pour rejoindre le salon des modifications. Malgré la cohue, je retrouvai assez vite mes personnages, dégustant un délicieux petit déjeuner composé de tartines au miel, de chocolat chaud, de crêpes et d’une dizaine de pots de confiture. 
Mes pensées n’étaient pas très claires quant à ce qui s’était passé durant la nuit : avais-je réellement embrassé Marie ou était-ce un simple rêve ? L’attitude de ma guerrière me répondit à sa place, elle fuyait mon regard et, quand je parvenais à le croiser, ses joues s’empourpraient, cela s’était bel et bien passé. L’idée de l’avoir embrassée ne me dérangeait pas le moins du monde, Marie ne ressentait pas exactement la même chose, elle était gênée et attendrait la première occasion pour se justifier, je l’avais écrite comme cela.
Le sentiment d’aimer un personnage que l’on a soi-même inventé était, selon moi, bien plus troublant qu’un simple baiser, mais je ne doutais pas que la chose se soit déjà produite à plusieurs reprises dans ce monde.


Une fois repus, nous nous rendîmes au « parc » afin de profiter des dernières heures de tranquillité. Le papier distribué hier précisait que les serveurs viendraient nous chercher une demi-heure avant le début. Le soleil annonçait une belle journée en perspective et même à cette heure la température frôlait les 20°C et l’air était très pesant, tout ce que je détestais en bref. Enervé par cette chaleur, je sortis une feuille blanche et créai une brise fraîche.
Surpris par ce courant d’air soudain, certains auteurs protestèrent, bien vite. En réponse à leurs grommèlements je forcis encore le vent. A partir de là, chacun créa son propre microclimat et nous nous lançâmes dans une compétition météo.
Une jeune femme d’origine marocaine s’entoura d’une zone de sable fin où régnait une chaleur accablante, un autre fit apparaître un nuage noir qui ne tarda pas à exploser en un véritable déluge. Le jeu dura une bonne heure et, à la fin, le gazon avait fait place à des carrés plus ou moins grands dans lesquels chaque écrivain réglait le temps sur mesure.
J’étais cependant le seul à avoir installé un climat arctique ; le sol, couvert de glace, était fouetté d’un blizzard glacial et quelques blocs de glace se formaient ici et là.
Voilà mon temps idéal, une étendue gelée dans laquelle il ferait entre 10 et 0°, Mes héros n’étaient cependant pas du même avis et je dus faire fondre ma neige afin qu’ils n’attrapent pas une pneumonie.

-On peut aussi aller au glacier plutôt qu’à la montagne, railla Anna. Qu’est-ce que tu en dis, Marie ?

L’interrogée rougit à nouveau.

- Elle ne va pas bien ?

-La nuit a été spéciale, répondit Gabriel.

Il me semblait bien qu’il était au courant. Ne dormant pas beaucoup, il devait être réveillé lorsque nous nous étions embrassés. Consciente que quelque chose lui échappait, Anna exigea d’être mise au courant.

-Pas question, balbutia Marie en s’empourprant de plus belle.

-Mais je veux savoir !

-C’est…c’est personnel.

La curieuse la jaugea de la tête aux pieds avant de s’exclamer :
-C’est un problème de fille ! C’est ça ? Tu peux me le dire. Allez !

Face au refus de Marie, Anna se mit à bouder, comme une gamine et pour la première fois depuis que je l’avais créé, le faucon rit et ne s’arrêta que quand elle se jeta sur lui en le renversant. Ils agissaient comme un père agirait avec son enfant. Se chamaillant en riant, ils ne s’arrêtèrent que quand un serveur vint nous chercher pour nous emmener, jusqu'à une gigantesque salle. Par rapport, le salon était minuscule, un nombre incalculable de personnes et de personnages attendaient, debout, impatients, inquiets. Finalement, après une attente qui nous parut interminable, un haut parleur grésilla avant d’annoncer :

-Bienvenue aux concurrents, le début du combat va bientôt commencer, à mon signal, le mur face à vous disparaîtra et vous partirez où vous voulez, sachez que pour des raisons évidentes, il est interdit de s’attaquer pendant les quatre premières heures. La zone d’affrontement contient de nombreuses sources d’eau potable, des animaux sauvages en tout genre, des arbres fruitiers ainsi que d’autres ressources alimentaires afin que vous puissiez vous nourrir. Créer se propre nourriture est bien évidemment possible et d’ailleurs fortement recommandé.

Je repensais soudain à mon hamburger vivant, mauvais souvenir.

-Il n’y a aucune limite de temps, pour information, lors de la dernière épreuve, cela avait duré environ 12 jours. Vous êtes actuellement 25 527 participants répartis dans quelques vingtaines de salles comme celle-ci, oui, cela fait beaucoup, mais il n’y aura qu’un seul gagnant. Le règlement ne stipule pas que vous devez revenir en vie, aussi, si vous le souhaitez, vous pourrez tuer directement vos adversaires sans craindre de sanction. En parlant de sanctions, il est interdit : de saboter les livres des autres ou de les voler ; de torturer ; d’attaquer une personne se rendant ou portant un drapeau blanc. Bien, je crois que tout est dit, dorénavant, vous êtes tous ennemis, oubliez vos amitiés ou abandonnez. Avant de vous quitter, n’oubliez pas ce que gagne le vainqueur, certains sont au courant mais je vais le répéter pour les nouveaux, le vainqueur pourra voir ses héros prendre vie dans le monde réel.


dimanche 2 novembre 2014

Accalmie

Le combat était enfin terminé. Il s’agissait du dernier adversaire, nous avions gagné, nous étions parvenu à résister au tueur en série, mieux, nous avions vaincu son armée et étions toujours en vie.
Perdu dans mes pensées, je restai étendu à même le sol, mon héroïne en larmes à mes côtés.
Un bruit dans le fond de la pièce me sortit de mes rêveries, il s’agissait de battements réguliers qui ébranlaient toute la salle. Ce son s’amplifia, la pulsation se faisait de plus en plus forte et de plus en plus rapprochée, bientôt, chaque coup résonnait en moi, les vibrations du sol venaient chatouiller mon corps, mon rythme cardiaque se cala sur cet étrange pouls et je ne cherchai même pas à savoir d’où provenaient ces chocs.
Soudain, une secousse fit voler un mur en éclats, l’explosion souleva un épais nuage de poussière qui empêchait de visualiser ce qu’il se passait. Après un court moment d’attente, le brouillard de débris s’ouvrit sur un groupe d’individus en uniforme policier accompagnés de deux autres personnes portant un énorme bélier.
Suite à l’entrée fracassante des agents de l’ordre, la salle entière commença à se désagréger, de gros morceaux de pierres se détachaient du plafond, des pans entiers de murs quittaient leur support, le sol se craquelait en centaines de morceaux et de larges crevasses apparaissaient çà et là. Mais, étrangement, tous ces blocs qui chutaient ne s’écrasaient pas lourdement sur les dalles fissurées, ils flottaient dans les airs et se transformaient rapidement en une poudre bleutée pour être ensuite dispersés dans l’air.
Quand cette étrange destruction s’arrêta, il ne restait plus rien de l’endroit où nous avions mené le combat contre les forces de La Fontaine. Autour de nous, dans un large périmètre, des agents de sécurité maintenaient les auteurs curieux à distance, un long cordon jaune délimitait la zone interdite au public, les agents ayant provoqué la destruction de la pièce s’approchèrent de Marie.

-Mademoiselle, demanda l’un d’eux d’une voix apaisante, est-ce que ça va ?

-Oui, c’est bon, j’ai réparé les dommages les plus importants, hoqueta-t-elle, il va mieux.

L’homme, qui possédait soit dit en passant une tête de taureau, s’étonna de la réponse de son interlocutrice, et posa rapidement son regard sur moi avant de retourner vers la guerrière.

-Oui, bien sûr, mais je voulais parler de vous. Votre héros s’en sortira, il faut maintenant que vous vous soigniez, vos blessures m’ont l’air sérieuses, et je pense que votre personnage comprendra si nous vous emmenons pour vous soigner.

L’héroïne ouvrit de grands yeux ronds en entendant les paroles du policier :

-Vous faites erreur, ce n’est pas un héros, c’est mon auteur.

Le minotaure se tourna vers ses camarades.

-Elle est encore en état de choc, il vaut mieux la porter jusqu’au médecin.

Ses collègues acquiescèrent et deux d’entre eux s’avancèrent pour aider celle qu’ils prenaient pour un écrivain à se relever. Bien que mon corps semblât s’être mis sur le mode veille, je parvins à articuler :

-Elle dit vrai, c’est moi l’auteur.

Cette simple phrase m’épuisa et je retombai dans le mutisme le plus complet, restant muet aux interrogations de nos sauveurs qui désiraient s’assurer de la véracité de mes dires. Fort heureusement Anna et Gabriel se trouvaient là eux aussi et purent confirmer mon statut.
Atterrés, les gardes décidèrent de mettre leurs questions de côté et de me transporter. Je sentais que l’on me soulevait par les jambes et par les bras ; mon champ de vision balançait au rythme des pas de mes porteurs.
Le voyage ne fut pas long, et très vite je rentrai dans une grande tente en toile blanche. On me déposa délicatement sur ce qui devait être une table en fer étant donné le froid mordant qui traversait mon vêtement déchiré.
Une nouvelle personne entra, il s’agissait de l’infirmier : ce dernier ne perdit pas de temps en paroles et se pencha au-dessus de moi. Il s’agissait d’un homme d’une quarantaine d’années, au visage glacial, ses grands yeux gris plantés dans les miens semblaient lire en moi.

-Où est-il touché ?

Sa voix, grave et monocorde, me fit frissonner.

-Un Lion l’a lacéré au torse, répondit Gabriel.

Le soigneur souleva mon vêtement et examina l’endroit indiqué par Le Faucon, ses mains palpèrent plusieurs zones spécifiques, puis redescendirent jusqu’à mon ventre. Puis, en quelques gestes, il examina mes signes vitaux avant de se redresser vers mes héros :

-Je ne sens pas de lésions internes graves et de plus ses signes vitaux sont normaux, aucune trace d’une quelconque blessure.

-C’est parce que je l’ai réparé, intervint Marie.

L’homme se tourna vers l’héroïne et la toisa durement :

-Petite, je n’ai pas le temps pour plaisanter, sache que d’autres malades m’attendent et que puisque celui-ci n’a rien, je ne vois pas pourquoi je devrais rester ici plus longtemps.

Sur ces paroles, il tourna les talons et sortit de l’abri. Sur ma table, je luttai contre cette torpeur dans laquelle je me trouvais plongé depuis ces fameuses réparations, l’engourdissement disparaissait lentement mais je pouvais désormais bouger la tête librement, et même si mes jambes restaient totalement insensibles, mes bras retournaient à la vie. L’entrée de tissu s’ouvrit sur un jeune homme :

-Eh bien eh bien, comme on se retrouve !

Je mis encore un instant à reconnaître William, l’auteur au service de l’administration qui m’avait sauvé de l’emprise de la Mort.

-J’ai croisé Gareth, l’infirmier, sur le chemin, rit-il, je ne sais pas ce que vous lui avez dit mais il semblait être en colère.

-Il ne m’a pas cru quand je lui ai dit que j’avais réparé Emmanuel, s’offusqua la guerrière.

Le garçon se retourna vers Marie avec un mélange de surprise et de méfiance dans le regard :

-Cela ne m’étonne pas qu’il ne t’a pas cru, ce que tu dis est techniquement impossible à faire dans ce monde, les héros ne peuvent pas toucher directement aux livres des auteurs, c’est une règle essentielle.

Malgré ces paroles, l’héroïne refusait de capituler, et alors que le nouveau venu s’approchait de moi, elle courut jusqu’à mon sac et en sortit un cahier avec de quoi écrire. Des barreaux de fer, émergeant de la terre, se dressèrent autour de l’auteur dans un bruit strident :

-Et maintenant ? Tu n’as pas d’autre choix que de me croire, non ?

Alertés par le vacarme, des agents entrèrent en trombe dans la tente et se trouvèrent nez à nez avec mon personnage qui, pour parfaire sa démonstration, enferma tous les héros de sécurité dans des cages.

-Ca suffit !

L’ordre fusa, et il venait de moi, en voyant la scène, l’immobilité dont j’étais victime disparut et je retrouvai le plein usage de mon corps. Quittant la froide table ou l‘on m‘avait posé, je contournai les barreaux, rejoignis Marie et lui ôtai le livre des mains. Les créations, déjà vacillantes, s’évanouirent complètement et tous récupérèrent leur liberté, William délivra une flopée de directives, après quoi les policiers sortirent, nous laissant de nouveau entre nous.

-Eh bien je ne sais pas quoi dire. Je ne peux que constater que tu parviens bel et bien à écrire, bien que cela te soit normalement impossible, et même si tes écrits sont instables il n’empêche que cela reste tout de même très étrange. Si cela venait à se savoir, tu risquerais d’avoir des ennuis.

Mon héroïne s’étonna de ces propos :

-Mais je n’ai rien fait !

L’auteur, perplexe, réfléchit un instant puis se tourna vers moi :

-Je t’ai dit la dernière fois que je serais là si tu avais un jour besoin de moi. Je suppose que ce jour est arrivé plus vite que prévu, alors voilà ce que je te propose.

Nous étions tous pendus à ses lèvres.

-Je ne dirai rien au sujet de ton personnage, je vais faire comme si rien de tout cela ne s’était passé, officiellement, tu t’es défendu contre les héros du tueur et tu t’en es sorti indemne, point à la ligne, et ainsi nous serons quittes ; je suppose que cela te convient comme arrangement ?

J’opinai, même si je ne voyais pas en quoi le fait que mon héroïne puisse écrire soit important, je comprenais en voyant la réaction de l’écrivain qu’il devait s’agir de quelque chose de grave.

-Bien, conclut-il, Maintenant que tout est réglé, je vous conseille de déguerpir, ne vous inquiétez pas au sujet de La Fontaine, l’administration a gelé ses livres, il ne pourra pas faire réapparaître son armée d’animaux. Et même si nous n’avons pas pu mettre la main sur lui, nous sommes presque sûrs qu’il s’est réfugié quelque part chez les poètes. S’il s‘éloigne ne serait-ce qu‘un peu de ses alliés, nous lui sauterons dessus.

Devant nos airs surpris, notre interlocuteur développa :

-Vous n’étiez pas au courant, l’administration a fait passer un message à ce sujet. La Fontaine a rejoint les rangs des indépendantistes, et ce sont d’ailleurs eux qui ont écrit cette salle dans laquelle vous vous trouviez. Nous ne savons pas comment ils ont fait, cependant cela prouve qu’ils travaillent bien ensemble, en sachant cela il nous est aisé de le surveiller puisque nous savons exactement où ils se trouvent.

Sa phrase m’étonna :

-Si vous savez où ils se trouvent, pourquoi ne pas y aller tout simplement ?

L’agent poussa un long soupir.

-Parce que les choses ne sont pas aussi simples, et qu’ils ont bâti leur base dans un endroit très particulier.

-Mais pourquoi s’acharne-t-il sur nous ? Demanda Gabriel

-Ça par contre, cela reste un mystère, mais qu’il se soit focalisé sur vous nous a permis de le démasquer et de le rechercher, et pour cela l’administration vous remercie. Bon, et maintenant partez vite avant que d’autres inspecteurs ne rappliquent, je suppose que ce n’est qu’une question de minutes désormais.

Il ne fallut pas nous le dire deux fois. Après avoir salué notre sauveur, je ramassai mes affaires, sortis de la tente et quittai la zone surveillée. A partir de là, nous marchâmes d’un pas pressé jusqu’à notre chambre.
Ce ne fut qu’une fois l’appartement atteint et la porte fermée à double tour que nous nous sentîmes véritablement en sécurité, ici rien ne semblait pouvoir nous atteindre.

-Dorénavant Marie, interdiction de toucher à mes cahiers ! Visiblement, que tu saches écrire poserait problème, alors tache d’être discrète !

Elle acquiesça, le silence retomba, après les événements récents, personne ne souhaitait parler et nous restions assis, pensifs, même les gargouillements ne nos ventres nous laissaient indifférents De mon côté, je ne parvenais pas à déterminer si le moment le plus horrible était le combat ou les soins de mon héroïne.



lundi 8 septembre 2014

affrontement

Lorsque l’auteur de ce texte me revint à l’esprit, mon mauvais pressentiment se changea en une vive inquiétude, il s’agissait d’une fable de Jean de La Fontaine. Un long grincement emplit la pièce, deux portes venaient de s’ouvrir, de la première sortirent un Loup, un Cerf et un Corbeau. A l’autre apparurent la tête d’un renard, la soutane délabrée de la mort ainsi qu’un lion à la majestueuse crinière. Tous les animaux, menés par le spectre, s’avancèrent vers nous.

-Eh bien ! tel est pris qui croyait prendre !

Dans notre dos, un petit rat nous regardait de ses yeux noirs. Quand il vit s’approcher Marie, il décampa à toutes pattes vers ses alliés.

-Il me semble me rappeler un singe élu roi à qui j’avais joué le même tour !

- J’en aurai, dit le Loup, pour un mois, pour autant
Un, deux, trois, quatre corps, ce sont quatre semaines
Si je sais compter, toutes pleines.

Dans l’ouverture, une gigantesque silhouette se dessina dans l’ombre, une grosse patte marron pourvue de longues griffes s’exposa à la lumière, puis une deuxième. La forme s’extirpa de l’encadrement de la porte, il s’agissait d’un ours ; l’immense animal se dressa sur sesmembres postérieurs et gronda sa phrase si connue :

- Il ne faut jamais vendre la peau de l’ours
Qu’on ne l’ait mis par terre !

A l’armée animale s’ajouta encore un homme trapu au visage carré et à la mâchoire proéminente, armé d’une hache. Huit paires d’yeux nous fixaient, je sentais mes mains trembler ; en face, le canidé passa sa langue le long de ses babines, voyant déjà en moi son prochain repas. Mon regard se perdait dans les pupilles noires du Loup qui continuait de s’approcher, un coup de feu me ramena à la réalité, Gabriel venait de tirer sur le Corbeau. Le volatile croassa désespérément en essayant de se maintenir en l’air ; peine perdue, il s’écrasa quelques secondes plus tard.

-Maintenant ils ne sont plus que sept, nota Le Faucon.

La mort de l’oiseau servit de signal à ses compagnons qui, dans le même temps, se jetèrent sur nous.
La tête baissée et les bois en avant, le Cerf galopait vers mon assassine qui se trouvait déjà aux prises avec l’Ours. La Mort s’avança vers le sniper, décidée à prendre sa revanche. Marie faisait face au Renard et au Lion, pour ma part, j’héritai du Loup et du Bûcheron. L’animal au pelage sombre tournait autour de moi, les babines retroussées, dévoilant une rangée de crocs blancs ; l’homme, quant à lui, restait stoïque et contemplait le spectacle. S’arrêtant dans sa ronde, le carnivore se tassa avant de bondir, gueule grande ouverte, vers ma gorge ; je levai mon bras ; devant moi, les mâchoires se refermèrent sur mon poignet entouré de chaînes. Le Loup s’acharna un moment sur les maillons d’acier avant d’abandonner, préférant reculer, mes dagues venaient de me sauver la vie et je me félicitai intérieurement de m’être transformé en héros, sans quoi je serais déjà sur le béton, égorgé.
La bête recommença à tourner, sans jamais me perdre de vue ; me concentrant sur elle, j’en oubliai mon autre adversaire qui en profita pour s’approcher dans mon dos.

-Emmanuel !

La voix de Marie perça au milieu de tous les bruits de lutte pour arriver jusqu’à moi. Me retournant vers elle, mon regard s’arrêta sur la masse de muscles brandissant sa hache au dessus de lui.
Le Bûcheron resserrait sa prise sur le manche de sa cognée et la levait au-dessus de sa tête quand soudain son geste se stoppa. Dans un hurlement de douleur, le personnage lâcha son arme et, toujours en hurlant, retira le cimeterre planté dans son dos. Grace à son intervention, mon héroïne me permit de rester entier, en contrepartie, elle devait désormais affronter ses ennemis avec une seule arme. Rouge de rage et ivre de douleur, le colosse me saisit par le cou et me souleva, faute de hache, il tenait fermement l’épée ruisselante de sang de la guerrière. Dans mon dos j’entendais les hurlements du Loup qui s’intensifiaient, il fallait que je me dégage à tout prix. Le manque d’air se faisait sentir, l’étau sur mon cou se resserra et je sentais ma conscience vaciller, comme lors de mon expérience contre la faucheuse, mon champ de vision s’obscurcit. Le visage de mon bourreau se déformait sous l’effet de sa blessure au dos et de sa colère, ses traits s’étiraient en un rictus effroyable qui rendait son visage semblable à celui des gargouilles qui ornent les cathédrales. Plus terrifiant encore, la certitude que derrière moi se trouvait une bête prête à me bondir dessus, ses grognements me parvenaient clairement, et bien que je ne la voie pas, il ne m’était pas difficile de l’imaginer, s’apprêtant à me déchiqueter.
Alors que l’oxygène se faisait de plus en plus rare, l’animal attaqua ; profitant de mes dernières secondes de lucidité je réussis à lacérer le large bras du Bûcheron avec mes lames, le faisant lâcher prise. L’homme vit le Loup se jeter sur lui, la collision fut très dure, les deux corps musculeux se percutèrent violemment et roulèrent au sol, durant les quelques secondes que dura l’action, je restais étendu, les bras écartés, les poumons en feu, aspirant avec avidité tout l’air que je pouvais.
Malheureusement les deux héros se relevèrent rapidement m’obligeant à me redresser également, le personnage humain de La Fontaine arborait une nouvelle blessure, cette fois due aux crocs de son compagnon.
Serrant fermement mes dagues, je courus vers le héros blessé, voyant en lui la proie la plus facile. Lorsqu’il comprit que je le visais, Le Bûcheron poussa un rugissement terrifiant et se mit à charger à son tour vers moi ; malgré ses plaies, il se déplaçait à bonne vitesse, l’épaule en avant.
Il était évident que je ne pouvais aucunement rivaliser avec lui en face à face, cela n’avait jamais été mon idée. Au dernier instant, alors que nous nous trouvions à un mètre l’un de l’autre, je jetai une de mes armes à gauche et plongeai en même temps à droite. Le bélier ne s’arrêta pas, passant à toute vitesse à côté de moi, ma chaîne s’enroula autour de son pied. Avant d’avoir pu réagir, l’homme trébucha et tomba.
L’occasion ne se représenterait sûrement pas une deuxième fois. De nouveau sur mes jambes, je sautai sur la masse de chair et plantai la dague qu’il me restait dans la blessure encore sanguinolente qu’avait ouverte mon héroïne. Le personnage lança un cri déchirant et se débattit comme un diable.
Touché par une de ses gesticulations, je fus éjecté de son dos et contraint de m’éloigner de quelques pas pour reprendre mes esprits. Son coup aveugle m’avait atteint en pleine mâchoire, ma tête bourdonnait encore et ma vue se troublait. Le héros devenait fou furieux, la douleur le rendait incontrôlable et il balançait ses poings dans tous les sens sans savoir si ceux qu’il touchait étaient des ennemis ou des alliés. Ainsi le Loup, paniqué par cet accès de fureur, eut droit à un magnifique crochet qui l’envoya au tapis un peu plus loin.
Pour mettre fin aux souffrances du malheureux, je plantai mes dagues dans son corps, espérant que cela suffise à l’achever, mais mon ennemi était robuste et continuait à lutter.
Après un nouveau hurlement, le Bûcheron saisit mes chaînes à pleines mains et tira d’un coup sec ; je décollai littéralement et fonçai vers lui à toute vitesse.
Il possédait une force prodigieuse. Il prépara déjà son poing ; s’il me touchait, je ne m’en relèverais certainement pas.
Alors que tout semblait perdu et que je me voyais déjà assommé par son crochet, le personnage fut attaqué par son camarade canidé qui le mordit à la cheville, sûrement en guise de vengeance pour le coup qu’il avait reçu auparavant. Déconcentré par cet événement, l’homme m’oublia l’espace d’un instant, pour balayer le crâne du Loup d’un revers de la main. Lorsqu’il revint sur moi, il était trop tard. Je le percutai de plein fouet, la tête la première, le choc termina ce que les blessures avaient commencé et le Lafontainien s’effondra enfin, mort ou alors sans connaissance.
Il ne me restait plus qu’un dernier adversaire, lequel avait reçu plus de coups de la part de son soi-disant partenaire que de moi-même.
Sa gueule dégoulinait de sang et ses yeux exorbités lançaient des éclairs de rage, son pelage noir s’était teinté de reflets écarlates et tout son corps se préparait une nouvelle fois à me bondir dessus. Cette fois, il n’était pas question de se laisser surprendre ; quand il passa à l’attaque, je plantai mes dagues dans sa gorge et le clouai au sol.
L’action n’avait duré qu’une poignée de secondes. Le Loup lutta désespérément, mais les lames qui perforaient son cou furent fatales. Désormais je pouvais regarder comment se débrouillaient mes héros : Anna aidait Gabriel dans son combat contre la Mort, un peu plus loin gisaient les cadavres du Cerf et de l’Ours, tous deux éventrés. Marie quant à elle semblait éprouver plus de difficulté face à ses deux opposants, qui plus est, elle se battait avec une seule épée.
Sans avoir besoin de réfléchir, je courus au secours de ma guerrière, espérant que mes deux autres personnages réussissent à faire face au spectre. En arrivant à son niveau, je trouvai mon héroïne encore plus mal que je ne l’avais cru, son bras portait quatre longues estafilades, assez profondes pour l’empêcher de l’utiliser. Son visage, couvert de sueur, portait les marques de la fatigue, et sa respiration haletante me confirmait son état.
Mon héroïne accueillit donc mon arrivée avec une joie apparente. En face, Les deux animaux ne paraissaient pas être blessés, et mis à part le Renard, qui boitait un peu, on eût juré qu’ils n’avaient reçu aucun dégât.

-Je voulais te défendre pour que tu n’aies pas à te battre et au final c’est toi qui viens m’aider, ironisa Marie.

Je ne répondis pas et lançai directement l’assaut à mes deux nouveaux adversaires, pensant ainsi les surprendre, ce ne fut malheureusement pas le cas.
Après seulement deux pas, Renard se jeta dans mes jambes et je fus forcé de sauter pour éviter d’être mordu. Le Lion choisit évidemment ce moment pour lui-même passer à l’attaque ; en un bond, il couvrit la distance qui nous séparait et d’un violent coup de patte il taillada une partie de mon abdomen.
Je pouvais m’estimer chanceux de ne pas avoir été coupé purement et simplement en deux. En retombant au sol, je respirais toujours et quoiqu‘une douleur grandissante envahît tout mon corps, j’étais en vie. Ma guerrière avait suivi mon attaque sans pouvoir intervenir, et lorsqu’elle me vit chuter, blessé et en sang, un éclair passa dans son regard et son visage changea complètement.
La fatigue fut chassée par un autre sentiment, la colère, ses yeux se chargèrent de haine, tout son corps subit le changement de cette agressivité croissante, et lorsque son tout être fut saturé, cette violence, cette animosité qui grandissait en elle déborda jusqu’à former une véritable aura malveillante. Marie ressemblait de plus en plus aux animaux qu’elle combattait, seule sa forme humaine la différenciait d’eux, et la haine qui émanait d’elle me remémorait l’épisode de la rébellion des héros.
Les deux Lafontainiens, quelque peu effrayés par ce changement de comportement, délaissèrent mon corps mutilé pour se focaliser sur le nouveau danger qui leur faisait face. Ma guerrière, si tant est qu’il s’agisse bien toujours d’elle, attaqua la première ; contre cet assaut les deux bêtes effectuèrent la même combinaison que celle qui m’avait amené là où je me trouvais, à savoir étendu sur le sol, grièvement blessé.
Avec une agilité étonnante, mon personnage plongea en avant afin d’esquiver le balayage du Renard, planta son cimeterre dans le sol et s’en servit de point d’appui pour éviter le coup de patte du Lion. Atterrissant avec souplesse, la combattante retira son arme des dalles, pivota sur ses talons et faucha l’animal roux qui, ayant loupé sa première attaque, venait de bondir vers elle toutes griffes dehors. Le félin regarda son camarade se faire tuer sans réagir, apparemment l’amitié n’était pas très présente dans l’armée de Jean de Lafontaine.
Les deux duellistes se faisaient face, immobiles, se défiant du regard, les muscles bandés, prêts à réagir au moindre geste de l’autre. Au final, ce fut l’animal qui enclencha quelque chose. Conscient de l’avantage que lui fournissait son corps puissant, il opta pour un assaut direct, prenant tout de même garde à la lame, encore couverte du sang du goupil, qui attendait le bon moment pour frapper.
Pas à pas, le Lafontainien s’approcha de front vers mon héroïne qui l’attendait, droite, le cimeterre levé au-dessus de sa tête. A quelques mètres de sa proie, Le Lion jaugea une dernière fois son opposante et bondit en rugissant ; l’arme s’abaissa, fendant l’air, pour se planter dans les larges muscles du roi des animaux, mais il en fallait plus pour le tuer. Prenant conscience que son coup avait échoué, Marie tenta de s’enfuir mais il était déjà trop tard, la gueule béante de la bête se referma sur le mollet de mon héroïne.
De mon côté, mes plaies m’interdisaient toujours tout mouvement, m’obligeant à assister, impuissant, au combat désespéré que menait ma combattante, laquelle essayait par tous les moyens de dégager son épée profondément ancrée dans la chair de la bête.
À chaque fois que la lame remuait dans la plaie, le Lion poussait un grognement de douleur et raffermissait sa prise sur la jambe de sa victime.
Les deux héros continuèrent ainsi pendant près d’une minute jusqu’à ce que, ne pouvant plus en supporter davantage, Marie renonce à récupérer son arme. Dans un suprême effort de volonté, je tentai une dernière fois de me relever, mon corps entier n’était que souffrance, on eût dit qu’un
brasier brûlait dans mon torse, des lacérations coulaient toujours plus de sang, mais j’en avais vu tellement depuis mon arrivée dans ce monde que cela ne me choquait même plus.
Alors que je réussissais à me mettre à genoux, un vertige faillit faire échouer tous mes efforts ; devant mes yeux le sol parut basculer, ma notion de distance et de profondeur s’altéra, si bien que je voyais mon héroïne tantôt à des dizaines de mètres, tantôt en gros plan juste en face de moi.
L’étourdissement continua encore quelques minutes, pendant ce temps Marie essayait toujours de s’échapper de la prison de crocs qui la retenait par la jambe. Lorsque, enfin, je me tins debout, un nouvel obstacle se dressa devant moi, il s’agissait de garder l’équilibre et d’avancer, habituellement la chose me paraissait si banale et si facile que je l’effectuais sans même y penser. Mais lorsque l’on a perdu une certaine quantité d’hémoglobine, que tout notre corps semble peser une tonne et que l’on voit la salle où l’on se trouve tanguer fortement comme si l’on se trouvait sur un bateau, alors parvenir à faire un pas tenait de l’exploit.
Et pendant que je m’affairais à ma tâche, la guerrière, obligée de s’en sortir seule, échafaudait un dernier plan de fuite. Tendant ses mains, elle les posa, paumes ouvertes, contre la lame du cimeterre, prit une profonde inspiration et appuya violemment contre l’acier afin de l’enfoncer plus profondément encore dans la plaie.
La conséquence de son acte ne se fit pas attendre, le Lion serra un peu plus sa mâchoire, mais sa proie ne s’arrêta pas et réitéra son geste. Une nouvelle lutte débuta alors, il s’agissait de voir lequel était prêt à endurer le plus de tortures, chacun son tour.
Les deux participants augmentaient le supplice de leur adversaire et se préparaient, en contre partie, à recevoir à leur tour un peu plus de souffrance. Les deux combattants luttaient pour ne pas céder devant l’autre. Si l’on eut un jour à faire la représentation imagée de la douleur, il ne fait aucun doute que ce serait leurs expressions que l’on utiliserait.
Finalement, le Lafontainien relâcha son emprise et recula d’un bond. Ne pouvant plus en supporter davantage, enfin libérée, Marie chancela et s’évanouit. Etant de nouveau debout, l’animal vit en moi son prochain adversaire et s’élança pour m’achever ; la tache ne serait pas compliquée puisque je tenais à peine sur mes jambes.
Dans cet état, l’idée de combattre ne m’effleurait même pas. Je restai donc là, hébété, le regard vitreux et les bras pendants, regardant venir vers moi cette boule de muscles ayant sorti ses griffes pour les planter dans ma chair. J’allais mourir, et l’on saurait enfin ce qu’il se passerait pour mes héros, dans quelques secondes mon torse s’ouvrirait en quatre entailles, déversant le peu de sang qu’il me restait, et extirpant de mon corps les lambeaux de vie qui s’y accrochaient encore.
Face à la fin, alors que l’énorme patte se dressa devant mes yeux, ton mon être restait calme et serein, attendant patiemment que cela se finisse. J’allais mourir, mais, dans le fond, cela ne m’effrayait pas. Une sorte de résignation avait gagné mon esprit quand je m’étais aperçu que personne ne pouvait intervenir pour me sauver.
Comme je l’avais prédit, le coup traça quatre profonds sillons le long de mon torse, l’air me manqua, je ne pouvais plus respirer, comme si l’oxygène me fuyait. Je fus tout de même déçu en remarquant que ma vie ne défilait pas devant mes yeux, encore une fausse croyance, à la place, mon regard se posa sur Marie, laquelle se releva, presque au ralenti, tandis que mon corps s’affaissait et s’aplatissait contre le sol dur et gelé. Je l’entendais clairement crier mon nom, sa voix tremblait sous le coup de l’émotion, et la fin de son cri se transforma en sanglots entrecoupés de temps en autre d’un long hurlement déchirant.
Mais tout cela se passait sans que je n’y fasse vraiment attention, sans que cela me touche, comme si je n’étais que spectateur de ce spectacle. Un froid immense me gagnait petit à petit, tout s’obscurcissait devant mes yeux et, alors que je glissais doucement vers la mort, pour la énième fois depuis les deux derniers jours, une autre voix perça le voile des ténèbres qui m’entourait, la voix puissante de Gabriel :

-Marie, va chercher les cahiers d’Emmanuel ! Dépêche-toi, on peut encore le sauver !

En entendant ces paroles, un déclic s’opéra dan mon esprit, le calme, la sérénité et la résignation s’évaporèrent, faisant place à une véritable rage de vivre, une envie, un besoin de lutter. Il m’aurait été impossible de dire clairement depuis combien de temps je me trouvais entre la vie et la mort car dans ces moments, le temps suit un cours totalement différent de celui que l’on connaît. Faisant des efforts surhumains pour garder le peu de conscience qu’il me restait, je ne perdais pas une parole de ce qu’il se passait autour de moi.
En réponse à l’arrivée du héros, le Lion poussa un long rugissement, et aux bruits rythmés qu’il émit, j’en déduisis qu’il courait vers le nouveau venu.

-Je les ai, cria la guerrière.

-Prends le mien et rajoute à ma description une connaissance parfaite des fables de La Fontaine !

Au vu de la situation, cette demande me parut des plus ridicules, jusqu’à ce que je me souvienne de l’épisode où William bâtit la Mort en citant les derniers vers d’une fable. Un cri de douleur s’éleva du côté de mon personnage, le Lion avait-il tué le sniper, tuant par la même occasion mes derniers espoirs de vie ?

-Je voulais bien mourir
Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes.

Le Lafontainien couina de douleur et se stoppa dans sa lancée, Gabriel enchaîna sans attendre :

-Amour, amour, quand tu nous tiens
On peut bien dire : Adieu prudence.

Les mots atteignirent le Lion, pareils à des lances, le perforant de toutes parts.

-Pendant que je le retiens, soigne Emmanuel avant qu’il ne soit trop tard !

Cette injonction m’incita à poursuivre ma lutte contre l’obscurité qui envahissait mes pensées, ce combat, qui me sembla s’étaler sur des centaines d’heures, dura en réalité à peine quelques secondes pendant lesquelles la guerrière tira mon livre et commença à réparer toutes les dégradations qu’il contenait.
Dès le début des restaurations, mon esprit s’éclaira, chassant l’ombre, l’étreinte de la mort se relâcha, l’air accepta enfin de revenir vers moi, et j’accueillis la première bouffée avec un plaisir indescriptible.
Je recouvrai également la vue, prenant conscience de ce qu’il se passait, le sol occupait une grande partie de mon champ de vision, j’étais étalé sur le ventre, un goût de sang emplissait ma bouche, il s’agissait sans aucun doute de mon sang.
Mais la guérison ne se fit cependant pas sans douleur, et le moment de la cicatrisation constitua certainement le passage le plus douloureux de tous. Les bords des plaies s’étiraient jusqu’à se toucher, mais l’opération fut bien moins simple qu’il n’y paraît, la peau résistait, refusait de s’étendre. J’avais l’impression que des mains invisibles tenaient fermement chaque côté et les rapprochaient de force, à la manière d’une personne qui force pour fermer les boutons d’un pantalon qui lui serait beaucoup trop serré.
La douleur déferlait en moi, mer ravageuse qui submergea toutes mes pensées, et chaque nouvelle vague m’enfonçait toujours plus profondément dans la souffrance. Je voulais crier, mais aucun son ne sortait, et cette torture ne cessa pas, bien au contraire, au fur et à mesure que la « guérison » avançait, le calvaire grandissait. M’évanouir me semblait être la meilleure solution, mais même cette issue m’était refusée, j’étais condamné à endurer tout cela, et le pire m’attendait.
Lorsque la plaie fut enfin refermée, mes blessures se mirent à s‘embraser, au sens premier du terme, des flammes courraient le long de ma peau, roussissant mon épiderme qui reprenait instantanément sa teinte d’origine après le passage du brasier. L’incendie se poursuivit encore de longues secondes, et quand le feu s’éteignit enfin, mon corps ne gardait plus aucune trace des plaies ou des brûlures, même la douleur avait disparu en un instant.
Haletant, je m’étais retourné sur le dos et fixais le plafond, le regard vide, le Faucon continuait son combat verbal contre l’animal, Anna s’interposait entre son coéquipier et la bête, quant à Marie, elle clopina vers moi, presque aussi amochée que je l’étais auparavant, les vêtements poisseux de sang, des entailles à plusieurs endroits, mais ce furent ses yeux qui retinrent mon attention.
Ses deux grands yeux couleur ambre me regardaient, et je lisais en eux tant de joie, de soulagement et d’amour que je me sentis happé par ce flot d’émotion intense qui m’enveloppa comme une douce caresse. Elle se laissa tomber près de moi et se mit à pleurer, des larmes de bonheur, je voulais la serrer contre moi mais mon corps demeurait encore trop lourd et les chaînes à mes poignets clouaient mes bras au sol.
Un rugissement rauque brisa cette scène, le Lion vivait ses derniers instants, le roi des animaux ne possédait plus rien d’imposant, sa taille avait diminué de moitié, sa langue pendait hors de sa gueule, sa musculature autrefois impressionnante laissait maintenant place à un corps frêle et affaibli.
Gabriel sortit son Beretta et s’approcha, à pas lents, de son ennemi terrassé, comme un bourreau s’approche de l’échafaud où l’attend le condamné.

Toute la fureur du Lafontainien n’y changea rien ; incapable de se relever, il se contenta de rugir et de mordre dans le vide, ses yeux débordaient toujours de haine. Le faucon s’arrêta à deux mètres du monstre vaincu, tendit son bras devant lui, et tira une unique balle qui se logea dans le crâne de la bête, la créature se débattit encore un moment, refusant de perdre face à sa proie, mais finalement ses blessures l’emportèrent et il mourut.