Lorsque l’auteur de ce
texte me revint à l’esprit, mon mauvais pressentiment se changea
en une vive inquiétude, il s’agissait d’une fable de Jean de La
Fontaine. Un long grincement emplit la pièce, deux portes venaient
de s’ouvrir, de la première sortirent un Loup, un Cerf et un
Corbeau. A l’autre apparurent la tête d’un renard, la soutane
délabrée de la mort ainsi qu’un lion à la majestueuse crinière.
Tous les animaux, menés par le spectre, s’avancèrent vers nous.
-Eh bien ! tel est
pris qui croyait prendre !
Dans notre dos, un petit
rat nous regardait de ses yeux noirs. Quand il vit s’approcher
Marie, il décampa à toutes pattes vers ses alliés.
-Il me semble me rappeler
un singe élu roi à qui j’avais joué le même tour !
- J’en aurai, dit le
Loup, pour un mois, pour autant
Un, deux, trois, quatre
corps, ce sont quatre semaines
Si je sais compter,
toutes pleines.
Dans l’ouverture, une
gigantesque silhouette se dessina dans l’ombre, une grosse patte
marron pourvue de longues griffes s’exposa à la lumière, puis une
deuxième. La forme s’extirpa de l’encadrement de la porte, il
s’agissait d’un ours ; l’immense animal se dressa sur
sesmembres postérieurs et gronda sa phrase si connue :
- Il ne faut jamais
vendre la peau de l’ours
Qu’on ne l’ait mis
par terre !
A l’armée animale
s’ajouta encore un homme trapu au visage carré et à la mâchoire
proéminente, armé d’une hache. Huit paires d’yeux nous
fixaient, je sentais mes mains trembler ; en face, le canidé
passa sa langue le long de ses babines, voyant déjà en moi son
prochain repas. Mon regard se perdait dans les pupilles noires du
Loup qui continuait de s’approcher, un coup de feu me ramena à la
réalité, Gabriel venait de tirer sur le Corbeau. Le volatile
croassa désespérément en essayant de se maintenir en l’air ;
peine perdue, il s’écrasa quelques secondes plus tard.
-Maintenant ils ne sont
plus que sept, nota Le Faucon.
La mort de l’oiseau
servit de signal à ses compagnons qui, dans le même temps, se
jetèrent sur nous.
La tête baissée et les
bois en avant, le Cerf galopait vers mon assassine qui se trouvait
déjà aux prises avec l’Ours. La Mort s’avança vers le sniper,
décidée à prendre sa revanche. Marie faisait face au Renard et au
Lion, pour ma part, j’héritai du Loup et du Bûcheron. L’animal
au pelage sombre tournait autour de moi, les babines retroussées,
dévoilant une rangée de crocs blancs ; l’homme, quant à lui,
restait stoïque et contemplait le spectacle. S’arrêtant dans sa
ronde, le carnivore se tassa avant de bondir, gueule grande ouverte,
vers ma gorge ; je levai mon bras ; devant moi, les
mâchoires se refermèrent sur mon poignet entouré de chaînes. Le
Loup s’acharna un moment sur les maillons d’acier avant
d’abandonner, préférant reculer, mes dagues venaient de me sauver
la vie et je me félicitai intérieurement de m’être transformé
en héros, sans quoi je serais déjà sur le béton, égorgé.
La bête recommença à
tourner, sans jamais me perdre de vue ; me concentrant sur elle,
j’en oubliai mon autre adversaire qui en profita pour s’approcher
dans mon dos.
-Emmanuel !
La voix de Marie perça
au milieu de tous les bruits de lutte pour arriver jusqu’à moi. Me
retournant vers elle, mon regard s’arrêta sur la masse de muscles
brandissant sa hache au dessus de lui.
Le Bûcheron resserrait
sa prise sur le manche de sa cognée et la levait au-dessus de sa
tête quand soudain son geste se stoppa. Dans un hurlement de
douleur, le personnage lâcha son arme et, toujours en hurlant,
retira le cimeterre planté dans son dos. Grace à son intervention,
mon héroïne me permit de rester entier, en contrepartie, elle
devait désormais affronter ses ennemis avec une seule arme. Rouge de
rage et ivre de douleur, le colosse me saisit par le cou et me
souleva, faute de hache, il tenait fermement l’épée ruisselante
de sang de la guerrière. Dans mon dos j’entendais les hurlements
du Loup qui s’intensifiaient, il fallait que je me dégage à tout
prix. Le manque d’air se faisait sentir, l’étau sur mon cou se
resserra et je sentais ma conscience vaciller, comme lors de mon
expérience contre la faucheuse, mon champ de vision s’obscurcit.
Le visage de mon bourreau se déformait sous l’effet de sa blessure
au dos et de sa colère, ses traits s’étiraient en un rictus
effroyable qui rendait son visage semblable à celui des gargouilles
qui ornent les cathédrales. Plus terrifiant encore, la certitude que
derrière moi se trouvait une bête prête à me bondir dessus, ses
grognements me parvenaient clairement, et bien que je ne la voie pas,
il ne m’était pas difficile de l’imaginer, s’apprêtant à me
déchiqueter.
Alors que l’oxygène se
faisait de plus en plus rare, l’animal attaqua ; profitant de
mes dernières secondes de lucidité je réussis à lacérer le large
bras du Bûcheron avec mes lames, le faisant lâcher prise. L’homme
vit le Loup se jeter sur lui, la collision fut très dure, les deux
corps musculeux se percutèrent violemment et roulèrent au sol,
durant les quelques secondes que dura l’action, je restais étendu,
les bras écartés, les poumons en feu, aspirant avec avidité tout
l’air que je pouvais.
Malheureusement les deux
héros se relevèrent rapidement m’obligeant à me redresser
également, le personnage humain de La Fontaine arborait une nouvelle
blessure, cette fois due aux crocs de son compagnon.
Serrant fermement mes
dagues, je courus vers le héros blessé, voyant en lui la proie la
plus facile. Lorsqu’il comprit que je le visais, Le Bûcheron
poussa un rugissement terrifiant et se mit à charger à son tour
vers moi ; malgré ses plaies, il se déplaçait à bonne
vitesse, l’épaule en avant.
Il était évident que je
ne pouvais aucunement rivaliser avec lui en face à face, cela
n’avait jamais été mon idée. Au dernier instant, alors que nous
nous trouvions à un mètre l’un de l’autre, je jetai une de mes
armes à gauche et plongeai en même temps à droite. Le bélier ne
s’arrêta pas, passant à toute vitesse à côté de moi, ma chaîne
s’enroula autour de son pied. Avant d’avoir pu réagir, l’homme
trébucha et tomba.
L’occasion ne se
représenterait sûrement pas une deuxième fois. De nouveau sur mes
jambes, je sautai sur la masse de chair et plantai la dague qu’il
me restait dans la blessure encore sanguinolente qu’avait ouverte
mon héroïne. Le personnage lança un cri déchirant et se débattit
comme un diable.
Touché par une de ses
gesticulations, je fus éjecté de son dos et contraint de m’éloigner
de quelques pas pour reprendre mes esprits. Son coup aveugle m’avait
atteint en pleine mâchoire, ma tête bourdonnait encore et ma vue se
troublait. Le héros devenait fou furieux, la douleur le rendait
incontrôlable et il balançait ses poings dans tous les sens sans
savoir si ceux qu’il touchait étaient des ennemis ou des alliés.
Ainsi le Loup, paniqué par cet accès de fureur, eut droit à un
magnifique crochet qui l’envoya au tapis un peu plus loin.
Pour mettre fin aux
souffrances du malheureux, je plantai mes dagues dans son corps,
espérant que cela suffise à l’achever, mais mon ennemi était
robuste et continuait à lutter.
Après un nouveau
hurlement, le Bûcheron saisit mes chaînes à pleines mains et tira
d’un coup sec ; je décollai littéralement et fonçai vers
lui à toute vitesse.
Il possédait une force
prodigieuse. Il prépara déjà son poing ; s’il me touchait,
je ne m’en relèverais certainement pas.
Alors que tout semblait
perdu et que je me voyais déjà assommé par son crochet, le
personnage fut attaqué par son camarade canidé qui le mordit à la
cheville, sûrement en guise de vengeance pour le coup qu’il avait
reçu auparavant. Déconcentré par cet événement, l’homme
m’oublia l’espace d’un instant, pour balayer le crâne du Loup
d’un revers de la main. Lorsqu’il revint sur moi, il était trop
tard. Je le percutai de plein fouet, la tête la première, le choc
termina ce que les blessures avaient commencé et le Lafontainien
s’effondra enfin, mort ou alors sans connaissance.
Il ne me restait plus
qu’un dernier adversaire, lequel avait reçu plus de coups de la
part de son soi-disant partenaire que de moi-même.
Sa gueule dégoulinait de
sang et ses yeux exorbités lançaient des éclairs de rage, son
pelage noir s’était teinté de reflets écarlates et tout son
corps se préparait une nouvelle fois à me bondir dessus. Cette
fois, il n’était pas question de se laisser surprendre ;
quand il passa à l’attaque, je plantai mes dagues dans sa gorge et
le clouai au sol.
L’action n’avait duré
qu’une poignée de secondes. Le Loup lutta désespérément, mais
les lames qui perforaient son cou furent fatales. Désormais je
pouvais regarder comment se débrouillaient mes héros : Anna
aidait Gabriel dans son combat contre la Mort, un peu plus loin
gisaient les cadavres du Cerf et de l’Ours, tous deux éventrés.
Marie quant à elle semblait éprouver plus de difficulté face à
ses deux opposants, qui plus est, elle se battait avec une seule
épée.
Sans avoir besoin de
réfléchir, je courus au secours de ma guerrière, espérant que mes
deux autres personnages réussissent à faire face au spectre. En
arrivant à son niveau, je trouvai mon héroïne encore plus mal que
je ne l’avais cru, son bras portait quatre longues estafilades,
assez profondes pour l’empêcher de l’utiliser. Son visage,
couvert de sueur, portait les marques de la fatigue, et sa
respiration haletante me confirmait son état.
Mon héroïne accueillit
donc mon arrivée avec une joie apparente. En face, Les deux animaux
ne paraissaient pas être blessés, et mis à part le Renard, qui
boitait un peu, on eût juré qu’ils n’avaient reçu aucun dégât.
-Je voulais te défendre
pour que tu n’aies pas à te battre et au final c’est toi qui
viens m’aider, ironisa Marie.
Je ne répondis pas et
lançai directement l’assaut à mes deux nouveaux adversaires,
pensant ainsi les surprendre, ce ne fut malheureusement pas le cas.
Après seulement deux
pas, Renard se jeta dans mes jambes et je fus forcé de sauter pour
éviter d’être mordu. Le Lion choisit évidemment ce moment pour
lui-même passer à l’attaque ; en un bond, il couvrit la distance
qui nous séparait et d’un violent coup de patte il taillada une
partie de mon abdomen.
Je pouvais m’estimer
chanceux de ne pas avoir été coupé purement et simplement en deux.
En retombant au sol, je respirais toujours et quoiqu‘une douleur
grandissante envahît tout mon corps, j’étais en vie. Ma guerrière
avait suivi mon attaque sans pouvoir intervenir, et lorsqu’elle me
vit chuter, blessé et en sang, un éclair passa dans son regard et
son visage changea complètement.
La fatigue fut chassée
par un autre sentiment, la colère, ses yeux se chargèrent de haine,
tout son corps subit le changement de cette agressivité croissante,
et lorsque son tout être fut saturé, cette violence, cette
animosité qui grandissait en elle déborda jusqu’à former une
véritable aura malveillante. Marie ressemblait de plus en plus aux
animaux qu’elle combattait, seule sa forme humaine la différenciait
d’eux, et la haine qui émanait d’elle me remémorait l’épisode
de la rébellion des héros.
Les deux Lafontainiens,
quelque peu effrayés par ce changement de comportement, délaissèrent
mon corps mutilé pour se focaliser sur le nouveau danger qui leur
faisait face. Ma guerrière, si tant est qu’il s’agisse bien
toujours d’elle, attaqua la première ; contre cet assaut les
deux bêtes effectuèrent la même combinaison que celle qui m’avait
amené là où je me trouvais, à savoir étendu sur le sol,
grièvement blessé.
Avec une agilité
étonnante, mon personnage plongea en avant afin d’esquiver le
balayage du Renard, planta son cimeterre dans le sol et s’en servit
de point d’appui pour éviter le coup de patte du Lion.
Atterrissant avec souplesse, la combattante retira son arme des
dalles, pivota sur ses talons et faucha l’animal roux qui, ayant
loupé sa première attaque, venait de bondir vers elle toutes
griffes dehors. Le félin regarda son camarade se faire tuer sans
réagir, apparemment l’amitié n’était pas très présente dans
l’armée de Jean de Lafontaine.
Les deux duellistes se
faisaient face, immobiles, se défiant du regard, les muscles bandés,
prêts à réagir au moindre geste de l’autre. Au final, ce fut
l’animal qui enclencha quelque chose. Conscient de l’avantage que
lui fournissait son corps puissant, il opta pour un assaut direct,
prenant tout de même garde à la lame, encore couverte du sang du
goupil, qui attendait le bon moment pour frapper.
Pas à pas, le
Lafontainien s’approcha de front vers mon héroïne qui
l’attendait, droite, le cimeterre levé au-dessus de sa tête. A
quelques mètres de sa proie, Le Lion jaugea une dernière fois son
opposante et bondit en rugissant ; l’arme s’abaissa, fendant
l’air, pour se planter dans les larges muscles du roi des animaux,
mais il en fallait plus pour le tuer. Prenant conscience que son coup
avait échoué, Marie tenta de s’enfuir mais il était déjà trop
tard, la gueule béante de la bête se referma sur le mollet de mon
héroïne.
De mon côté, mes plaies
m’interdisaient toujours tout mouvement, m’obligeant à assister,
impuissant, au combat désespéré que menait ma combattante,
laquelle essayait par tous les moyens de dégager son épée
profondément ancrée dans la chair de la bête.
À chaque fois que la
lame remuait dans la plaie, le Lion poussait un grognement de douleur
et raffermissait sa prise sur la jambe de sa victime.
Les deux héros
continuèrent ainsi pendant près d’une minute jusqu’à ce que,
ne pouvant plus en supporter davantage, Marie renonce à récupérer
son arme. Dans un suprême effort de volonté, je tentai une dernière
fois de me relever, mon corps entier n’était que souffrance, on
eût dit qu’un
brasier brûlait dans mon
torse, des lacérations coulaient toujours plus de sang, mais j’en
avais vu tellement depuis mon arrivée dans ce monde que cela ne me
choquait même plus.
Alors que je réussissais
à me mettre à genoux, un vertige faillit faire échouer tous mes
efforts ; devant mes yeux le sol parut basculer, ma notion de
distance et de profondeur s’altéra, si bien que je voyais mon
héroïne tantôt à des dizaines de mètres, tantôt en gros plan
juste en face de moi.
L’étourdissement
continua encore quelques minutes, pendant ce temps Marie essayait
toujours de s’échapper de la prison de crocs qui la retenait par
la jambe. Lorsque, enfin, je me tins debout, un nouvel obstacle se
dressa devant moi, il s’agissait de garder l’équilibre et
d’avancer, habituellement la chose me paraissait si banale et si
facile que je l’effectuais sans même y penser. Mais lorsque l’on
a perdu une certaine quantité d’hémoglobine, que tout notre corps
semble peser une tonne et que l’on voit la salle où l’on se
trouve tanguer fortement comme si l’on se trouvait sur un bateau,
alors parvenir à faire un pas tenait de l’exploit.
Et pendant que je
m’affairais à ma tâche, la guerrière, obligée de s’en sortir
seule, échafaudait un dernier plan de fuite. Tendant ses mains, elle
les posa, paumes ouvertes, contre la lame du cimeterre, prit une
profonde inspiration et appuya violemment contre l’acier afin de
l’enfoncer plus profondément encore dans la plaie.
La conséquence de son
acte ne se fit pas attendre, le Lion serra un peu plus sa mâchoire,
mais sa proie ne s’arrêta pas et réitéra son geste. Une nouvelle
lutte débuta alors, il s’agissait de voir lequel était prêt à
endurer le plus de tortures, chacun son tour.
Les deux participants
augmentaient le supplice de leur adversaire et se préparaient, en
contre partie, à recevoir à leur tour un peu plus de souffrance.
Les deux combattants luttaient pour ne pas céder devant l’autre.
Si l’on eut un jour à faire la représentation imagée de la
douleur, il ne fait aucun doute que ce serait leurs expressions que
l’on utiliserait.
Finalement, le
Lafontainien relâcha son emprise et recula d’un bond. Ne
pouvant plus en supporter davantage, enfin libérée, Marie chancela
et s’évanouit. Etant de nouveau debout, l’animal vit en moi son
prochain adversaire et s’élança pour m’achever ; la tache
ne serait pas compliquée puisque je tenais à peine sur mes jambes.
Dans cet état, l’idée
de combattre ne m’effleurait même pas. Je restai donc là, hébété,
le regard vitreux et les bras pendants, regardant venir vers moi
cette boule de muscles ayant sorti ses griffes pour les planter dans
ma chair. J’allais mourir, et l’on saurait enfin ce qu’il se
passerait pour mes héros, dans quelques secondes mon torse
s’ouvrirait en quatre entailles, déversant le peu de sang qu’il
me restait, et extirpant de mon corps les lambeaux de vie qui s’y
accrochaient encore.
Face à la fin, alors que
l’énorme patte se dressa devant mes yeux, ton mon être restait
calme et serein, attendant patiemment que cela se finisse. J’allais
mourir, mais, dans le fond, cela ne m’effrayait pas. Une sorte de
résignation avait gagné mon esprit quand je m’étais aperçu que
personne ne pouvait intervenir pour me sauver.
Comme je l’avais
prédit, le coup traça quatre profonds sillons le long de mon torse,
l’air me manqua, je ne pouvais plus respirer, comme si l’oxygène
me fuyait. Je fus tout de même déçu en remarquant que ma vie ne
défilait pas devant mes yeux, encore une fausse croyance, à la
place, mon regard se posa sur Marie, laquelle se releva, presque au
ralenti, tandis que mon corps s’affaissait et s’aplatissait
contre le sol dur et gelé. Je l’entendais clairement crier mon
nom, sa voix tremblait sous le coup de l’émotion, et la fin de son
cri se transforma en sanglots entrecoupés de temps en autre d’un
long hurlement déchirant.
Mais tout cela se passait
sans que je n’y fasse vraiment attention, sans que cela me touche,
comme si je n’étais que spectateur de ce spectacle. Un froid
immense me gagnait petit à petit, tout s’obscurcissait devant mes
yeux et, alors que je glissais doucement vers la mort, pour la énième
fois depuis les deux derniers jours, une autre voix perça le voile
des ténèbres qui m’entourait, la voix puissante de Gabriel :
-Marie, va chercher les
cahiers d’Emmanuel ! Dépêche-toi, on peut encore le sauver !
En entendant ces paroles,
un déclic s’opéra dan mon esprit, le calme, la sérénité et la
résignation s’évaporèrent, faisant place à une véritable rage
de vivre, une envie, un besoin de lutter. Il m’aurait été
impossible de dire clairement depuis combien de temps je me trouvais
entre la vie et la mort car dans ces moments, le temps suit un cours
totalement différent de celui que l’on connaît. Faisant des
efforts surhumains pour garder le peu de conscience qu’il me
restait, je ne perdais pas une parole de ce qu’il se passait autour
de moi.
En réponse à l’arrivée
du héros, le Lion poussa un long rugissement, et aux bruits rythmés
qu’il émit, j’en déduisis qu’il courait vers le nouveau venu.
-Je les ai, cria la
guerrière.
-Prends le mien et
rajoute à ma description une connaissance parfaite des fables de La
Fontaine !
Au vu de la situation,
cette demande me parut des plus ridicules, jusqu’à ce que je me
souvienne de l’épisode où William bâtit la Mort en citant les
derniers vers d’une fable. Un cri de douleur s’éleva du côté
de mon personnage, le Lion avait-il tué le sniper, tuant par la même
occasion mes derniers espoirs de vie ?
-Je voulais bien mourir
Mais c’est mourir deux
fois que souffrir tes atteintes.
Le Lafontainien
couina de douleur et se stoppa dans sa lancée, Gabriel enchaîna
sans attendre :
-Amour, amour, quand tu
nous tiens
On peut bien dire :
Adieu prudence.
Les mots atteignirent le
Lion, pareils à des lances, le perforant de toutes parts.
-Pendant que je le
retiens, soigne Emmanuel avant qu’il ne soit trop tard !
Cette injonction m’incita
à poursuivre ma lutte contre l’obscurité qui envahissait mes
pensées, ce combat, qui me sembla s’étaler sur des centaines
d’heures, dura en réalité à peine quelques secondes pendant
lesquelles la guerrière tira mon livre et commença à réparer
toutes les dégradations qu’il contenait.
Dès le début des
restaurations, mon esprit s’éclaira, chassant l’ombre,
l’étreinte de la mort se relâcha, l’air accepta enfin de
revenir vers moi, et j’accueillis la première bouffée avec un
plaisir indescriptible.
Je recouvrai également
la vue, prenant conscience de ce qu’il se passait, le sol occupait
une grande partie de mon champ de vision, j’étais étalé sur le
ventre, un goût de sang emplissait ma bouche, il s’agissait sans
aucun doute de mon sang.
Mais la guérison ne se
fit cependant pas sans douleur, et le moment de la cicatrisation
constitua certainement le passage le plus douloureux de tous. Les
bords des plaies s’étiraient jusqu’à se toucher, mais
l’opération fut bien moins simple qu’il n’y paraît, la peau
résistait, refusait de s’étendre. J’avais l’impression que
des mains invisibles tenaient fermement chaque côté et les
rapprochaient de force, à la manière d’une personne qui force
pour fermer les boutons d’un pantalon qui lui serait beaucoup trop
serré.
La douleur déferlait en
moi, mer ravageuse qui submergea toutes mes pensées, et chaque
nouvelle vague m’enfonçait toujours plus profondément dans la
souffrance. Je voulais crier, mais aucun son ne sortait, et cette
torture ne cessa pas, bien au contraire, au fur et à mesure que la
« guérison » avançait, le calvaire grandissait.
M’évanouir me semblait être la meilleure solution, mais même
cette issue m’était refusée, j’étais condamné à endurer tout
cela, et le pire m’attendait.
Lorsque la plaie fut
enfin refermée, mes blessures se mirent à s‘embraser, au sens
premier du terme, des flammes courraient le long de ma peau,
roussissant mon épiderme qui reprenait instantanément sa teinte
d’origine après le passage du brasier. L’incendie se poursuivit
encore de longues secondes, et quand le feu s’éteignit enfin, mon
corps ne gardait plus aucune trace des plaies ou des brûlures, même
la douleur avait disparu en un instant.
Haletant, je m’étais
retourné sur le dos et fixais le plafond, le regard vide, le Faucon
continuait son combat verbal contre l’animal, Anna s’interposait
entre son coéquipier et la bête, quant à Marie, elle clopina vers
moi, presque aussi amochée que je l’étais auparavant, les
vêtements poisseux de sang, des entailles à plusieurs endroits,
mais ce furent ses yeux qui retinrent mon attention.
Ses deux grands yeux
couleur ambre me regardaient, et je lisais en eux tant de joie, de
soulagement et d’amour que je me sentis happé par ce flot
d’émotion intense qui m’enveloppa comme une douce caresse. Elle
se laissa tomber près de moi et se mit à pleurer, des larmes de
bonheur, je voulais la serrer contre moi mais mon corps demeurait
encore trop lourd et les chaînes à mes poignets clouaient mes bras
au sol.
Un rugissement rauque
brisa cette scène, le Lion vivait ses derniers instants, le roi des
animaux ne possédait plus rien d’imposant, sa taille avait diminué
de moitié, sa langue pendait hors de sa gueule, sa musculature
autrefois impressionnante laissait maintenant place à un corps frêle
et affaibli.
Gabriel sortit son
Beretta et s’approcha, à pas lents, de son ennemi terrassé, comme
un bourreau s’approche de l’échafaud où l’attend le condamné.
Toute la fureur du
Lafontainien n’y changea rien ; incapable de se
relever, il se contenta de rugir et de mordre dans le vide, ses yeux
débordaient toujours de haine. Le faucon s’arrêta à deux mètres
du monstre vaincu, tendit son bras devant lui, et tira une unique
balle qui se logea dans le crâne de la bête, la créature se
débattit encore un moment, refusant de perdre face à sa proie, mais
finalement ses blessures l’emportèrent et il mourut.